Le Passe Muraille

Ludwig Hohl sur Lichtenberg

   

Un essai de 1940 tiré de Courage et choix

(Texte inédit en français, traduit par Antonin Moeri)

On a toujours dit de lui qu’il était amusant – on l’a si souvent répété que «l’amusant Lichtenberg» sonne déjà presque comme un nom à rallonge. Il y a eu tellement de gens amusants. Que veut-on dire exactement, quel sens donne-t-on à cet attribut quand on évoque l’homme Lichtenberg? Mis à part le fait qu’il y a différents niveaux, différents degrés de plaisanterie (Lichtenberg lui-même nous ouvre les yeux à ce sujet: «Il en va du witz comme de la musique, plus on en écoute, plus les rapports nuancés sont exigés»), et qu’en général les hommes connus pour leur goût de la plaisanterie n’ont pas l’habitude de se distinguer par un très haut niveau de drôlerie, – mis à part le fait que: dire de manière aussi familière qu’il est amusant, n’est-ce pas depuis longtemps une autre façon de l’ignorer, de l’enterrer un peu? En effet, a-t-on alors conscience de sa profondeur, de son inventivité verbale, de sa merveilleuse absence de préjugés, de sa largeur d’esprit pratiquement sans pareille? (Il est beaucoup trop simple, trop injuste également, de le ranger sans plus attendre dans le Siècle des Lumières, – bien qu’il possédât une partie des qualités appartenant au Siècle des Lumières, à savoir les bonnes). Qu’il ait été extraordinairement spirituel, personne ne voudra le contester; même Goethe ne le voulait pas, mais ce qu’il pense devoir souligner, c’est assurément quelque chose de très différent («Maximes et réflexions»): «Là où il rit, c’est qu’un problème se cache».

Et puis, lorsqu’on veut en savoir davantage sur Lichtenberg, on vous laisse habituellement entendre à quel point il fut étrange, farceur et lunatique! C’est ce que fait en grande partie l’auteur d’un ouvrage paru récemment (Wilhelm Grenzmann: Georg Christoph Lichtenberg, édition Anton Pustet, Salzbourg, 1939), la première «grande monographie» de Lichtenberg selon l’annonce de l’éditeur (alors qu’un livre en français est en tout cas déjà sorti en 1914, de Victor Bouillier, qui contient en annexe un grand nombre d’extraits de Lichtenberg traduits, et qui ne mérite pas beaucoup d’attention, même pour le choix du thème). Ce livre est le résultat d’un travail très appliqué et il est grand dans la mesure où il contient 326 pages. Dès la première, on parle de Lichtenberg comme «d’un homme étrange qui attire le regard des gens par sa frivole bizarrerie», et la ligne dominante est ainsi donnée, qui traversera tout le livre; plus exactement, une des deux lignes dominantes; car l’autre ligne suivie par l’auteur consiste à démontrer la nature contradictoire de Lichtenberg. – La chasse aux contradictions n’est-elle pas un des deux ou trois trucs pour historiens de la littérature, un moyen facile et toujours réutilisé pour conférer à l’ensemble une sorte de tension, du piment, pour préserver de la monotonie…, au cas où, justement, il faudra craindre la monotonie. Pascal aurait cependant écrit: «Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent ou il n’a point de sens du tout». Il existe une dernière et profonde contradiction, qu’on nomme parfois le tragique, qui caractérise en somme la vie humaine et qui, pour sa mise en scène, exigerait les moyens d’un Shakespeare plutôt que ceux du chercheur dévoué nommé Grenzmann; par contre, les petites contradictions, apparentes ou réelles, sont facilement identifiables – certes la récolte de celles-ci peut se révéler utile, voire même nécessaire, à certains endroits, mais il faut tout de même affirmer que, en règle générale, établir des rapports représente très certainement une tâche beaucoup plus difficile et beaucoup plus fructueuse. – Cela vaut également pour Lichtenberg.

– Premièrement, très drôle; deuxièmement, très bizarre; troisièmement, rempli de contradictions: nous aurions ainsi son portrait. L’aurions-nous? Serait-ce pour ces trois qualités que Goethe dit de lui qu’il «mérite comme peu d’autres une véritable étude»? que Nietzsche comptait ses Aphorismes parmi les cinq ou six meilleurs livres de langue allemande? que Hebbel le considérait avec un étonnement admiratif? que Schopenhauer disait, en parlant de lui, qu’il était un des rares véritables philosophes?

Supposons alors qu’il ait été un hurluberlu lunatique. Je dois avouer ne pas savoir en quoi consiste réellement cette immense extravagance, en tout cas si l’on refuse de mettre dans la balance l’acuité et la polyvalence de son regard, la valeur de son verbe (cette extravagance serait-elle due au fait qu’il fut presque toujours malade dans la dernière décennie de sa vie et qu’il vécut alors plus retiré qu’auparavant? ou bien au fait qu’après avoir entrepris deux voyages en Angleterre, il ne cessa de travailler avec acharnement pendant un quart de siècle à Göttingen? ou encore au fait qu’un accident l’ait rendu difforme?), – mais admettons tranquillement qu’il fut le plus fantasque de tous les hurluberlus: Quelle signification pourrait avoir cette précision face à un autre détail: il nous a laissé une oeuvre essentiellement constituée de quelques centaines de petits textes en prose qui atteignent, du moins en langue allemande, ce qu’on trouve de plus rare: Profondeur et vivacité, en même temps? Non moins de vivacité, de concision, d’élégance que chez La Rochefoucauld; profondeur, largeur d’esprit, succession de découvertes, enthousiasme avec de (véritables!) intuitions, comme – comme lui seul, ou presque, put en avoir.

On ne peut certes pas contester à La Rochefoucauld sa profondeur; mais la largeur d’esprit – ? Ne creuse-t-il pas, ne fouille-t-il pas toujours le même sillon? Ce qu’il a à nous dire d’important se laisse beaucoup plus facilement résumer en une phrase que chez n’importe quel autre grand écrivain; nous sommes à vrai dire surpris que les centaines de variantes, dans lesquelles il ne cesse de nous familiariser avec la même découverte, nous sommes surpris qu’elles ne nous fatiguent pas, qu’elle puissent toujours être magnifiquement neuves. Mais cela signifie que, en fin de compte, le don d’élégance, du fini, l’emporte chez lui sur la puissance spirituelle, sur la vraie force créatrice. En vérité, La Rochefoucauld ne siège pas, dans le royaume des grands esprits, aux côtés de Léonard de Vinci! Alors que Lichtenberg – j’ose le dire bien que, de nos jours encore, la plupart des gens de lettres, dont Grenzmann à la suite de Gervinus, adoptent à son sujet un ton qui fait penser à une seule grande excuse – alors que, pour Lichtenberg, je dirais plutôt oui; parmi toutes les particularités, que ce soit la matière à réflexion, ce qui a traversé le temps, la constitution physique et autres, l’ensemble de sa personnalité probablement,

Lichtenberg présente quelques traits essentiels tellement similaires qu’on pourrait le prendre pour un lointain descendant de l’homme considéré comme le plus grand de la Renaissance. – On peut, à partir de là, mieux comprendre le mot de Goethe susmentionné: Comme peu d’autres, Lichtenberg mérite une vraie étude.

On pourrait effectivement lui reprocher (ce qui advient d’ailleurs assez souvent) que son oeuvre manque de grandeur. L’espace me manque ici 17 pour développer mon idée à ce sujet, pour montrer en quoi consiste la dimension extérieure d’une oeuvre et en quoi l’anonymat d’un cheminement intérieur, la nécessité intérieure représentent une dimension dans l’histoire la plus éminente, dans l’histoire du déploiement de l’esprit. – Que Gervinus, cent ans avant Grenzmann, n’ait pas encore eu assez de recul pour évaluer les vraies dimensions de l’oeuvre lichtenberguienne, nous pouvons à peine lui en faire le reproche; ce qui est plus inquiétant, c’est que la plupart des auteurs actuels n’aient pas encore dépassé le point de vue de Gervinus. (Wilhelm Michel fait exception, pour autant que mes connaissances en littérature fussent assez étendues, avec un remarquable essai paru dans la «Kölnische Zeitung», le 16 avril 1932).

Pour ne pas commettre une injustice à l’égard du livre de Grenzmann – car nous qui aimons Lichtenberg comme peu de gens l’aiment et qui le tenons, avec Nietzsche, pour un des meilleurs prosateurs de langue allemande, ne sommes peut- être pas dépourvus de tout ressentiment; nous aurions préféré, pour lui, un biographe d’un autre calibre, un peu ce que Balzac a obtenu avec Curtius 18 ; mais on ne devrait pas exiger d’une personne ce qu’elle ne peut offrir et ainsi ne pas voir ce qu’elle a apporté – : une masse de détails concrets ont été rassemblés avec beaucoup de zèle dans cet ouvrage, que nous n’aurions, sinon, pu connaître ou que nous aurions pu découvrir en fournissant de gros efforts. (Aussi, des chapitres comme le premier, purement biographique, intituléLichtenberg et la littérature de son temps, sont-ils réussis; le plus mauvais étant Lichtenberg, une configuration intellectuelle, car on ne saurait parler ici de figure ni de configuration). Raison pour laquelle ce livre sera apprécié par tous ceux qui connaissent déjà Lichtenberg, mais je me demande s’il pourrait servir d’introduction à ceux qui ne le connaissent pas. (Le mieux serait de leur conseiller de lire les textes mêmes de Lichtenberg. Parmi les plus récentes éditions abrégées, celle qui passe pour la meilleure est celle qui a paru chez Kröner, à Leipzig, en 1935, en un volume. – Bien sûr, on trouve dans le livre de Grenzmann quantité de citations, qui exercent toujours un effet singulièrement tonique, au milieu de la prose qui les entoure, un peu comme un métal étincelant qui apparaîtrait inopinément sous un tas de mousseline délavée).

Il ne reste qu’un détail à aborder (si nous continuons à parler de ce livre, c’est par amour pour Lichtenberg et pas pour Grenzmann). Grenzmann revient sans cesse et avec entêtement sur l’assujettissement au Je. «… voyant tout à travers la lentille déformante du Je» (p.52) – «Quand l’individualisme se laisse même aller au paradoxe» (p.70) etc. N’avais-je pas justement, depuis longtemps, vénéré Lichtenberg pour son grand détachement, sa capacité à poser sur le monde un regard unique, dépourvu de toute sentimentalité, pour son équité au sens le plus élevé, – pour cette manière de dégager l’essentiel, à la fois réservée et ferme, qu’on retrouve par exemple dans le style de Burckhardt (pour ne rappeler que l’image saisissante de Socrate dans «Histoire de la Civilisation grecque»)? Quel ne fut mon étonnement; en effet, en y regardant de plus près, je dus donner raison à Grenzmann sur ce point: Lichtenberg parle effectivement très souvent de lui-même! – Mais qu’en est-il? – Tiens: le sujet sur lequel travaille un grand esprit n’importe pas autant que la manière de traiter ce sujet. Le médecin qui, à l’agonie, fait encore des observations sur lui- même, sur la modification des pulsations cardiaques etc., serait-il un «égoïste pathologique»? – Ne pas pouvoir se quitter soi-même, tout voir à travers la lunette de ses affects (que ce soit la mer, que ce soient les étoiles) – comme c’est le cas chez Rousseau, dans des proportions difficiles à supporter – , c’est une chose; l’autre par contre, se voir soi-même – : ce n’est pas plus facile que voir le monde, c’est le plus difficile.

***

Je n’ai pu développer tout ce que je voulais dire sur Lichtenberg dans le cadre étroit de cet article; la plus grande partie n’est restée qu’au niveau des allusions. – J’ai déjà mentionné le travail de Wilhelm Michel; bien que ce ne soit qu’un «article» et que ce soit vingt fois plus court que le travail de Grenzmann, il est vingt fois plus intéressant, dans la mesure où ce qui nous importe, c’est l’envergure spirituelle. J’eusse volontiers cité plusieurs passages de cet essai, en voici un: «Lichtenberg fut un être désintéressé et bienveillant. Il noua des amitiés qui ont duré toute sa vie, il mena une existence exemplaire et heureuse avec une femme de milieu très pauvre qui l’aima de tout son coeur. Rien de tordu dans sa vie. Mais sur le plan spirituel ou, plus encore, dans la situation psychique qui fut la sienne lorsqu’il observait ou pensait, il y a quelque chose dans cette situation qu’on peut justement mettre en corrélation avec la déficience physique. La vivacité et la finesse de ses observations, la clairvoyance avec laquelle son regard dévoile les mobiles secrets des comportements humains, la manière qu’a le scrutateur tordu de se tenir aux aguets, la magnifique indiscrétion avec laquelle cet expert en exploration psychologique se faufile dans les plis et les ombres – ce sont les postures et les aptitudes d’un «infirme» érigeant de puissants contrepoids pour maintenir son esprit à une hauteur telle que ses idées finissent par prendre une valeur incontestable. Les nains administrent l’or des profondeurs».

(1940)

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