Le Passe Muraille

Lorsque écrire des livres délivre

Du rapport de Jacques Chessex avec les Écritures,

par Serge Molla

Sans en avoir l’air, de nombreux titres le signalent depuis des années, la Bible imprègne l’œuvre de Chessex, même si ses allusions et citations en dérangent plus d’un. Alors Cantique, recueil de poèmes inspirés par la Bible, réconciliera-t-il ses lecteurs amoureux de son style et les autres qui l’ont bien souvent mal lu et accusé faussement de blasphème, comme si la Bible leur avait appartenu ? Je l’espère, tant Chessex y révèle et y conjugue sa maîtrise de la langue avec un respect et une attention pour l’Ecriture, le Livre.

Cantique sort en même temps qu’une chronique riche d’une trentaine de textes courts, L’Imparfait, et cette conjonction mérite qu’on s’y arrête. Elle se présente comme la sobre évocation d’une période peu aimée, celle de l’enfance où l’on souffre de ne pas être adulte. Temps où l’on décide pour vous, contre vous, âge qui s’accompagne des découvertes des limites, des opacités, des mensonges. Mais également temps des révélations de l’autre, du corps, de la littérature, de tout ce qui vous conduit à devenir ce que vous êtes. Ainsi cette chronique offre-t-elle bien peu d’affirmations, mais laisse-t-elle des traces (comme sur la toile la peinture d’un Bazaine). L’écriture s’y tient à l’orée, attentive au mystère, de soi, des autres et de Dieu. Jusqu’à tenter d’entendre et de voir, plutôt que de saisir, de comprendre ou pire d’expliquer: «Existe-t-il un regard en moi, et que je n’ai pas encore trouvé, capable de voir tant de scènes dont la mémoire confuse, à la fois éblouie et assommée, hante mes veilles et mes nuits ?» Une telle plongée autobiographique manifesterait de la complaisance, si l’effort de l’écrivain n’était pas expression de désencombrement, geste annoncé par son dernier roman La mort d’un juste. Ainsi, même lorsqu’il s’interroge («Ai-je été sexuellement le rival de mon père ?»), Chessex ne satisfait aucun voyeurisme, mais il initie à l’exigence du «faire mémoire», à l’impact des souvenirs choquants sur le devenir beaucoup plus qu’à leur ressassement stérile, il examine le travail du passé au cœur du présent. En fin de compte, sur qui le lecteur en apprend-il le plus, sur Chessex ou sur lui-même ? Soulever cette question, n’est-ce pas déjà y ré-pondre ?

Bien sûr, le lecteur de L’Imparfait découvrira le regard intime, parfois pathétique, de Chessex sur son enfance. Il rencontrera Nicole, «sa lionne», qui révélera au futur écrivain l’écriture du corps; il saluera l’apparition du maître Jacques Mercanton, croisera à nouveau la figure du père et sera surpris de la douleur si vive encore qui se lie à cette mémoire, à ce regret d’être demeuré sourd et aveugle à la tristesse d’un être si proche. Il contemplera tous ces visages (aimés) comme s’ils lui étaient familiers. Ce qui est certainement vrai, tant ils habitent l’œuvre – prêtant leur voix, offrant leur corps, avouant leur trouble, trahissant leur désirs – d’un homme qui tant d’années travailla à se détruire sans savoir qu’il imitait une autre fureur, paternelle. Si tout cela n’était que recueil de souvenirs, seul le style convoquerait la lecture, or il y a davantage porté par un titre inattendu: L’Imparfait. Un seul mot pour traduire un poids de douleur et d’existence. D’autres auraient peut-être opté pour le terme pécheur, mais ils auraient été trop nombreux à confondre la terrible blessure de l’être avec quelque atteinte à la morale. L’Imparfait : ce mot en dit long sur le rapport au temps, il avoue négativement un désir pour ne pas dire une attente. Cette chronique s’offre comme un sublime et profond cheminement de soi vers… soi, à travers les méandres de la mémoire, alors que résonne la question que peut faire sienne tout être entraîné par le même poids de l’existence: «Mais quoi m’assure que ma personne d’aujourd’hui ne brouille pas toute piste, toute image, et jusqu’à la reconstitution des moindres scènes d’un tableau plus sensible que certain ?»

Avec délicatesse, comme celui qui marche sur la neige et aimerait n’y laisser aucune trace, Chessex dépose au cœur de L’Imparfait quelques phrases qui invitent à ouvrir de suite son Cantique. Relisons les dernières lignes de sa chronique, «Voici mes traces, ce matin, fais-les fondre dans ton jour.» A qui ces mots s’adressent-ils ? La page s’achève sans répondre, alors que s’ouvre Cantique sur une étonnante interrogation: «Qu’est-ce qu’un livre écrit par d’autres dans le Livre ?» Personne ne crée ex nihilo, soulignent les premiers mots, un chant se mêle toujours à d’autres chants. Mais ce n’est pas tout. Leur auteur hésite, non par timidité ou doute stylistique. Ce n’est pourtant pas sa plume qui tremble, mais son être imparfait. Le voici semblable tout à coup à «ceux-là [qui] ont été choisis et portés à l’acte souvent contre leur volonté et science.» Dès lors s’écartent les raisons ou autre justifications qui conduisent à tirer le portrait de figures insoutenables et à prolonger leur verbe. La Parole tant de fois croisée au cœur de sa culture a contraint cette fois-ci Chessex à prêter sa voix à Abraham, Isaac et Jacob, à leurs descendants, elle l’a incité à réduire le volume de sa propre voix – mais non la force de son style – pour mieux les laisser parler.

Certains n’hésiteront pas à interpréter et récupérer un tel sujet chez Chessex, mais ils passeront du même coup à côté de la dimension insoupçonnée d’un tel recueil. Un indice: l’humilité de l’ouverture intitulée «Poème du livre» n’est pas feinte, elle affirme une volonté d’effacement de l’auteur, un désir de retrait, manifeste si l’on compare ces poèmes à ceux sur le même sujet dans Le Calviniste et dans Comme l’os, nécessaire pour permettre la véritable écoute des textes, indispensable pour ne pas nuire à la musique qui s’en dégage. Bien sûr, la chair des mots rappellera leur auteur, mais elle soulignera surtout l’épaisseur des personnages de la Bible, lorsqu’un corps à corps laisse une trace de Dieu lui-même: et si Jacob en est la figure exemplaire, qu’en est-il de la «colombe sans ailes» (Eve), ou de celle pour qui «l’autre était venu très tôt ce matin-là» (Marie dans «L’Annonciation») ?

A la chair des mots s’ajoute la troublante contemporanéité des voix entendues. Ainsi Isaac, «né du rire de Sarah» (l’étymologie du prénom a dicté ce vers), soumet-il presque Dieu à la question; il ose crier: Tu as retenu le couteau ? Le bouc a saigné pour le fils / Mais mon rire brûle avec mes os / Dans les fours crématoires d’Auschwitz. En mêlant les temps, le poème reprend en profondeur un mouvement intense de la Bible où l’Ancien et le Nouveau Testaments jamais ne s’annulent mais se répondent et s’interrogent, s’anticipent et s’accomplissent, vivant d’un jeu subtil de renvois qui font écho au Souffle de la Parole.

Cantique invite donc à lire et relire les récits, les prophéties, les psaumes, les évangiles qui les ont imprégnés. Tous ces poèmes conduisent à Pâques, comme l’annonce subtilement leur nombre, trente-trois, qui correspond symboliquement à l’âge auquel meurt et ressuscite Jésus. N’y lisons aucune confession de foi, mais discernons-y davantage un signe discret de ce qu’énoncent les Ecritures qui ont fait naître celle-ci. Ecoute et non interprétation. Invitation où l’écriture («Jacob») rejoint par-fois le geste de peintre (Delacroix et sa «Lutte avec l’ange»), où les vers (r)appellent ceux de quelques anciens, Villon pour «Poissons», La Fontaine avec «Job» «qui gonfle son malheur comme une grenouille», unique façon de ne pas opposer Bible et culture. On songera certes à Jean Grosjean aux vers souvent plus complexes – tentation du traducteur ? – ou bien à ceux de Victor Hugo d’une force sans pareille mais plus hugoliens que bibliques. Cantique est à cet égard une œuvre seconde – non pas secondaire, au contraire ! – au sens où les vers de Chessex s’effacent devant les textes originaux et les paroles premières qu’il désire célébrer. Le poète n’efface rien, il écoute et il scrute, il questionne et il suggère. Imparfait, humain, ce poète me ressemble. N’est-ce pas ma voix que j’entends dans sa voix, mon livre que je lis dans son livre, dans ce «livre écrit par d’autres dans le Livre»… ?

S. M.

Jacques Chessex, L’Imparfait, et Cantique, Bernard Campiche, 1996.

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