Le Passe Muraille

Proust feuilleté

par Fabrice Pataut

 

 

1. Le goût, l’odorat, le timbre

Combray, la première partie de Du côté de chez Swann, propose des aperçus furtifs mais feuilletés par la suite comme autant d’étages de pièces montées à propos de la matérialité de ces choses a priori insubstantielles que sont les odeurs. Plus encore que les textures et les couleurs, les odeurs manquent de précision quant au volume et aux contours. Il est difficile de les situer avec exactitude dans l’espace et leurs limites temporelles sont élastiques. Du point de vue proustien, elles partagent avec le goût le privilège de nourrir la mémoire involontaire. On dit communément qu’elles flottent. Proust se garde bien d’un tel laisser-aller dans le choix du vocabulaire. Combray annonce sans jamais baisser la garde que la matérialité des odeurs tient à celle des choses auxquelles nos souvenirs les associent. Par mimétisme et osmose, les odeurs, comme les personnes et les lieux qu’elles habitent, sont tour à tour casanières, ponctuelles, solitaires. Elles sont même — Proust risque les mots sans hésiter — « mobi-lières »,  « domestiques », « flâneuses », « prévoyantes ». Elles nous autorisent à juger de l’épaisseur et de la rigueur morale d’une vie — de sa rigueur bourgeoise par amoncellement — lorsqu’elles révèlent le passage de leur état naturel à leur état ménager, leur transformation d’odeurs de fruits de verger en odeurs de fruits cuits pour la gelée. L’incursion dans le domaine moral et religieux de la tante Léonie est l’occasion d’une promenade miniature dans la maison de la rue Saint-Jacques, sa cuisine, son environnement villageois, et d’une station sur ses sévères marches de grès, si bien que les odeurs de l’antichambre en deviennent enfin, par ces raccourcis sinueux dont Proust a le secret, « lingères, matinales [et] dévotes ». Ce mot de « dévote » est une merveille française qui nous renvoie aux Provinciales de Pascal et à Saint François de Sales, comme celui de « lingère » nous renvoie aux lavoirs de province et au Nohant de George Sand. Proust y revient dès la première phrase de la dernière partie de Du côté de chez Swann à propos de l’atmosphère «comestible et dévote» des chambres de Combray, maintenant opposée à l’air pur et salin de la chambre ripolinée du Grand Hôtel de la Plage, à Balbec.

L’odorat corrige le goût ; ainsi la douceur du pain chaud, perçue par l’odeur et non par le toucher, corrige le piquant de la gelée blanche, pure, diaphane, libérée la matérialité de la pulpe. Proust pourrait aller plus loin encore et admettre que les odeurs corrigent également les couleurs de manière que ce qui relève du plus personnel dans l’échelle des sensations (l’odeur et le goût sont idiosyncrasiques  par essence) permet de rectifier ce qui se réfugie à un étage supérieur, là où les désaccords sont moins nombreux (on peut s’entendre plus facilement sur une teinte ou une nuance). Il ne le fait pas, laissant de ce point de vue intacte la blancheur de la gelée goûtée. Mais il va jusqu’à prêter plasticité et onctuosité à l’air qui transporte les odeurs pour que, sous l’effet de la chaleur, elles en deviennent grumeleuses et boursouflées, palpables bien qu’invisibles.

On trouve d’autres remarques, moins éparses, sur les sons cette fois-ci, dans Un amour de Swann, où l’amour qui préfigure les autres amours à venir plus loin dans la Recherche, se trouve impitoyablement disséqué en chacune de ses composantes imaginaires.

À propos d’une des toutes premières écoutes de la sonate de Vinteuil, Proust oppose l’impression « sine materia » produite par le son particulier du violon et du piano aux impressions plus stables fournies par la mémoire qui en donne aussitôt la transcription. L’usage du latin est à vrai dire aussi rare chez Proust, aussi fugace et même aussi improbable que l’impression sonore pure et indivise avant qu’elle ne prenne les qualités spatiales de largeur, de ténuité ou d’étirement sous l’action du tracé mental qui détruit presque instantanément la pure immatérialité musicale. Non seulement le timbre et la tonalité, qui ressortissent de plein droit au domaine musical, font leur apparition, mais également ce qui détruit la musicalité pure et s’accroche irrémédiablement à la mémoire spatiale déformante: le regroupement, l’étendue, la symétrie, qualités sans dimension temporelle.

« C’est ça notre morceau », dira Odette en parlant de la seule phrase musicale retenue par Swann, effaçant d’un coup de gomme facile et injuste le reste de l’œuvre originale de Vinteuil, déclarant par avance la facticité de cet amour dont Swann lui-même reconnaîtra à la fin d’Un amour de Swann qu’il a été pour une femme « qui n’était pas son genre ». C’est ça, aussi, notre antichambre de la tante Léonie : la morale étroite, les pots de gelées de fruits, et même encore, si l’on veut bien, la paraffine qui les conserve derrière le verre. C’est l’antichambre réduite à des odeurs uniques retrouvées au hasard mais qu’on peut diviser, démultiplier, plier et replier à l’infini à la manière de Swann avec la petite phrase de Vinteuil laissée en pâture par une cocotte. La chambre préparatoire où le jeune Marcel attend seul que Léonie indéfiniment malade de chagrin soit prête à le recevoir n’est que le prétexte fallacieux de ces exercices de décomposition et de désassemblage des fac-similés du fugitif.

 

2.L’oreiller, la joue

La mollesse des oreillers nous revient aux moments les plus inattendus, avec dans ses bagages une nonchalance et une indulgence qui semblaient perdues depuis longtemps. C’est tantôt chez les autres dans la chambre d’amis, ou encore en voyage quand l’hygiène et la tradition hôtelière imposent que les taies soient blanches. Là ou ailleurs, les oreillers sont faits pour qu’on y pose sa tête ; pour lire allongé, ou bien, la lumière éteinte, pour le repos des yeux avant l’heure du dîner. Parfois, aussi, pour étouffer le bruit des pleurs.

Y poser la joue plutôt que la nuque ou que les envelopper avec les bras pour le confort personnel d’une courte sieste, relève d’une stratégie divergente et procure un abandon d’un autre genre.  Si l’indulgence retrouvée y gagne une matière plus douce, c’est qu’une gentillesse nous a été faite. La complicité de la joue humaine et de son imparfaite réplique en plumes rappelle qu’après tout « les belles joues de l’oreiller […], pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance » (Du côté de chez Swann).

C’est différent avec la nuque, parce que glisser un oreiller sous la nuque implique éventuellement l’impression d’une douleur préalable et que l’oreiller sert dans ce cas un but particulier, celui de soulager. L’oreiller, son épaisseur, sa mollesse, possèdent alors les propriétés médicamenteuses des remèdes de bonne femme. Avec les bras, c’est encore autre chose, parce que les bras sont une partie du corps dont la fonction peut s’afficher le plus prosaïquement du monde. Du transport des objets usuels à l’embrassade vigoureuse, le bras est souvent utilitaire, alors que la joue est là pour essentiellement deux choses : la gifle et le baiser.

Proust capte le moment où le lit pourrait ne pas être encore défait, où l’oreiller, vierge et bombé, a pu garder son épaisseur. Ces joues sont comme les joues de notre enfance et non pas les joues de notre enfance. On aurait tort de croire que Proust n’est pas allé jusqu’au bout ; ou, pire, qu’il n’a pas osé et s’est rétracté par pudeur. Personne, je crois, n’est plus impudique que lui en ce qui concerne l’équipage de l’enfance, notamment quant à la question féroce et délicate de l’escorte nocturne (dernier baiser, autre baiser encore, lumières rassurantes, porte entrebâillée). Disons-le : il évite la litote.

En disant tout à trac que les oreillers sont les joues de notre enfance, un auteur moindre aurait atténué sa pensée plutôt qu’il ne l’aurait secourue — en identifiant  un objet matériel et utilitaire à une partie du corps à la fois intime (parce qu’elle reçoit les baisers) et publique (parce qu’on peut très bien ne pas vouloir cacher qu’on les reçoit, et même vouloir par exhibitionisme que cela soit exposé). L’identité de l’oreiller et de la joue est une identité fade, celle d’un élément de literie et d’une chose abstraite et générale, comme si l’adjectif possessif s’effaçait. Que l’oreiller soit comme une joue plutôt qu’une joueouvre à vrai dire un espace infini. Le « notre » de « notre enfance » y gagne une force typiquement proustienne grâce à laquelle l’individuel et le particulier sont le bien de chacun. Le désintéressement propre au bonheur toujours frais de poser sa joue là où nous trouverons le repos, où nous nous abandonnerons, où nous pourrons enfin réfléchir à l’aise à tout ce qui nous importe, appartient à tous.

Si nous devions conclure que les conditions auxquelles la satisfaction tactile de la joue, bien que fondées sur quelque chose de purement subjectif, doivent, puisque libres et dégagées de toute considération utilitaire et extérieure, se trouver présentes chez n’importe qui d’autre, nous tendrions à admettre qu’il en est du cas du plaisir pur donné par ces presque joues de l’enfance comme du cas du jugement de goût analysé par Kant. Tout comme dans le cas du jugement quant à la beauté, nous serions en droit de prétendre à une universalité subjective. Proust ne dit pas que nous sommes ici dans le domaine de l’agréable, de l’aimable ou du plaisant par l’intermédiaire du toucher. Nous sommes pourtant bien dans celui de l’émotion, et donc pas du tout dans le cas du pur jugement esthétique. Peut-être faudrait-il montrer que l’émotion que nous éprouvons à poser une joue sur un oreiller est aussi éloignée de l’agréable qu’elle l’est de l’utilitaire ; que le plaisir et l’agrément personnel ne lui sont pas plus essentiels qu’un quelconque interêt (particulier ou général, peu importe) et qu’il y a là, d’une autre manière encore, les conditions d’une adhésion universelle sans concept.

 

Mais, bon, faute de temps, revenons aux lits.

Le lit, en particulier dans sa partie haute et immergée, par opposition à sa partie basse où la couverture, la courtepointe ou le couvre-pied peuvent tout cacher, révèle quelque chose de public, voire de mondain. C’est par ses oreillers que le lit s’expose le plus, qu’il soit celui d’un couple, d’un célibataire, d’un enfant, d’une cocotte, ou d’un mourant. C’est pourtant contre ces oreillers qu’on ressent le mieux l’endormissement par lequel nous nous abandonnons aux rêves et aux cauchemars les plus personnels. L’oreiller est le prince attitré de ce paradoxe. Il dénonce tout autant qu’il abrite, comme s’il donnait la carte du trésor sans le code qui permet de la déchiffrer. Enfin loin du « bon sens glacé, parfois plein d’hostilité, de la veille » (La Prisonnière), nous pouvons nous laisser faire par le sommeil sans avoir à rendre de comptes, les joues au chaud ou au frais selon la saison, résignés à rester au lit par plaisir plutôt que par nécessité.

F.P.

 

 

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