Le Passe Muraille

L’Irlande d’en bas de John McGahern

Les romans de John McGahern, tel Le Pornographe, et ses recueils de nouvelles, dont Les Créatures de la Terre, peignent une humanité déchirée entre rudes traditions et nouvelles mœurs.

par Gian Gaspard Kasperl

Il est certains écrivains qui parviennent résumer «toute l’histoire humaine sur une tête d’épingle», selon l’expression de Faulkner, en se bornant à l’observation des gens sur leur coin de terre, et tel est sans doute le cas de l’Irlandais John McGahern, proche en cela d’un Ramuz en plus noir et en plus urbain.

Cinq romans et quatre recueils de nouvelles traduits permettent au lecteur francophone de prendre, aujourd’hui, la mesure de cet auteur, dont vient de reparaître l’étonnant Pornographe (publié Londres en 1979, et traduit en 1981 aux Presses de le Renaissance) et trois nouvelles sous le titre de Les Créatures de la Terre.

«Licencieux» licencié

Pour qui ne sait rien encore de John McGahern, né Dublin en 1934, la meilleure introduction à son œuvre nous semble cependant L’Obscur, interdit à sa parution (en 1965) et qui valut au jeune auteur d’être licencié de son poste d’instituteur. Rien pourtant, à nos yeux, de scandaleux dans ce récit de la pénible émancipation d’un jeune fils de paysan pauvre, qui «fuit» la terrible dureté de son père (lui-même écrasé par sa condition et son veuvage) dans l’étude et parvient à décrocher la bourse synonyme d’une liberté dont il ne saura à vrai dire que faire.


Est-ce la peinture de la misère sexuelle de ses personnages qui a choqué? Mais celle-ci n’a pourtant rien de complaisant. Nulle vaine provocation non plus dans Le Pornographe, qui relate, sur fond de libération sexuelle, les tribulations amoureuses d’un personnage beaucoup plus intéressant qu’il n’y paraît de prime abord. Cruellement blessé par un premier amour sans réciproque, le protagoniste a décidé de se «blinder» en matière de flirt, annonçant clairement à ses partenaires qu’il couche sans engagement. Parallèlement, affectant le même détachement cynique, il survit en écrivant des romans pornos. Lorsqu’une jeune femme à laquelle il révèle le plaisir «déculpabilisé», s’éprend de lui et multiplie les ruses pour le faire tomber dans le piège du mariage (alors qu’elle sait qu’il ne l’aime pas et refuse cependant toute précaution), notre homme déjoue son chantage par simple honnêteté, quitte à vivre ensuite un véritable amour avec une autre femme. Simultanément, l’on voit le personnage assister sa tante cancéreuse et manifester des qualités de coeur peu compatibles avec son présumé cynisme.

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Jouant avec malice sur le dédoublement de la vie du héros et de sa projection fantasmatique (et combien dérisoire) dans le roman pornographique qu’il est en train d’écrire, John McGahern n’en réussit pas moins un livre grave et tendre où il analyse très finement les relations entre hommes et femmes, la difficile transition d’une société à l’autre, les embûches de l’émancipation sexuelle, les simulacres amoureux ou les conditions d’une relation loyale et véridique.
Qui disait que la valeur d’un romancier se mesure à sa capacité de créer des personnages du sexe opposé? Sous ce seul aspect, l’auteur de La Caserne, très poignant récit d’une vie de femme prise au double piège du quotidien et de la maladie, fait véritablement figure de médium, la plus forte illustration restant alors le roman intitulé Entre toutes les Femmes, où l’on voit un ex-militant de la cause irlandaise se débattre dans un réseau de relations où les femmes qui l’entourent apparaissent comme autant de destinées symboliques.

Sous divers aspects

Rien pourtant de réducteur, sous l’effet d’aucune idéologie, dans la vision de John McGahern. Qu’il saisisse des ruptures sociales par le truchement de situations concrètes: c’est l’évidence. Ainsi de la violence gratuite des jeunes voyous, dans Les Créatures de la Terre, qui se vengent des «bourgeois» sur un pauvre animal; et de même en va-t-il du conflit latent entre culture paysanne et nouvelle société qui oppose, dans L’Enterrement à la Campagne, trois frères dont l’un gagne sa vie sur les champs de pétrole arabes et se montre un peu trop prodigue lors de ses escales au pays où il rêve de se réimplanter.
Mais la mécanique sociale n’est qu’un aspect de ces existences dont l’écrivain brasse la matière à pleines mains et traduit toutes les ambiguïtés et les contradictions.

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Romancier de l’élémentaire et des grandes instances de la vie (le travail et le jeu, le sexe et les sentiments, la maladie et la mort), à l’écoute de l’humanité en difficulté de vivre, John McGahern est un grand poète de la condition humaine. Il suffirait de lire l’admirable Enterrement à la Campagne pour s’en convaincre. Mais il y a mieux encore à faire: c’est de tout lire de cet auteur qui n’écrit jamais pour ne rien dire.

John McGahern, Le Pornographe. Traduit de l’anglais par Alain Delahaye. Albin Michel, 410 pages. Les Créatures de la Terre. Albin Michel, 162 pages.

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