Liquidation
Nouvelle inédite de Quentin Mouron
Nous avions construit un palais qui ressemblait à une prison, et nous nous écorchions contre les murs, les murs étaient tachés de sang, il en jaillissait à chacune de nos palpitations (même quand le cœur n’aime plus il palpite encore). J’étais rentré le soir, tu étais comme chaque soir couchée nonchalamment, tu regardais une série, je détestais les séries, nous avions dénudé les murs de notre palais, il ne restait que la cendre de tes soupirs, tu regardais des séries en soupirant, il y était question de couples qui se séparent et qui se retrouvent et toi et moi savions que nous ne nous retrouverions pas, j’avais déposé les clefs sur la table de la cuisine.
– Tu as passé une bonne journée ? tu m’avais demandé.
– Et toi ?
– Oui.
Nous passions les meilleurs moments éloignés l’un de l’autre, nous ne vivions plus que pour ces moments de séparation, nous n’avions plus le goût des retrouvailles, nous n’avions plus envie de nous réconcilier en levrette, et le voisin que je devinais de l’autre côté de la cloison, qui te trouvait belle, qui te disait devant moi qu’il te trouvait belle, qui me saluait quand tu étais là, qui ne me disait rien quand tu n’étais pas là – le voisin barbu et sale dont tu me disais qu’il ne te plaisait pas… Nous passions la plupart de notre temps éloignés loin de l’autre et quand nous nous retrouvions nous étions plus éloignés encore, moi exilé de toi, toi exilée de moi, tu regardais une série et j’ouvrais une bière et nous parlions sans avoir rien à nous dire, nous faisions l’amour sans en avoir envie, et je sentais l’ombre du voisin en embuscade.
– Tu veux manger ? je t’avais demandé.
– J’ai déjà mangé.
Nous ne partagions même plus notre pain noir, j’étais rentré ce soir-là comme j’étais rentré tous les autres soirs depuis des mois, sombre et taciturne et toi sombre et taciturne, nous ne nous étions rien dit, nous ne nous disions plus rien, nous n’essayions même plus de faire semblant d’avoir quelque chose à nous dire.
– Il y a une lettre pour toi.
– Une lettre ?
– Les impôts.
Les impôts me demandaient une pièce justificative, je ne savais pas où je pourrais trouver cette pièce justificative, je ne comprenais rien à l’administratif, tu ne voulais plus m’aider, je n’avais qu’à trouver moi-même cette pièce justificative puisque cela concernait mes revenus, mon argent, nous avions chacun notre argent, chacun notre vie, chacun son moi clos, aveugle, son moi qui n’admettait la présence de l’autre que comme nuisance extérieure, monade hostile, mon argent était une nuisance pour toi, mes impôts étaient une nuisance pour toi, nous étions enfermés l’un avec l’autre et nous étions enfermés l’un en dehors de l’autre, nous ne communiquions plus que par nuisances, nous étions tout désagrément et tout hostilité.
– Tu l’as ouverte ?
– Non.
J’étais entré dans la cuisine, je n’avais pas allumé la lumière, j’avais beurré une tranche de pain, j’avais ouvert une bière, j’avais voulu prononcer des banalités, je m’étais retenu de le faire, tout ce que je faisais était banal, rien n’est banal comme la fin d’une relation, rien n’est plus gris, rien n’est plus près de la cendre, j’entendais ta série à la con, des acteurs à la con prononçaient des répliques à la con, l’éclairage était soigné, les corps étaient beaux, l’arrière-plan donnait sur une villa californienne, j’avais terminé de beurrer ma tartine et j’avais ouvert le pot de pâté de foie. Nous aurions pu vouloir nous évader ensemble, nous aurions pu avoir ensemble un soubresaut, nous aurions pu prononcer des mots inédits, nous ne l’avions pas voulu et nous avions continué encore longtemps à prononcer les mêmes mots pendant que tu regardais les mêmes séries, emprisonnés dans la même cellule dans le froid polaire des mêmes soirées d’hiver, tu n’avais pas envie d’autre chose et je n’avais pas envie d’autre chose, le voisin avait envie de toi et tu avais envie de lui et j’avais mangé ma tartine au beurre et au pâté de foie.
J’ai lu avec plaisir cette Nouvelle , même si elle arrive comme un cheveu sur la soupe de Noël. La vie continue après tout, avec les ombres des boules de verre et des guirlandes. Merci pour ce partage et joyeuses fêtes de fin d’année envers et contre tout.