Le Passe Muraille

L’intelligence à l’épreuve de la vie

            

À propos de l’Éloge du progrès et du Rêve californien d’Etienne Barilier,

par JLK

Une belle nouvelle de Dino Buzzati évoque la nostalgie poignante d’un saint, accoudé à une balustrade du paradis, qui zyeute un groupe de jeunes gens malheureux, dans la fumée d’une taverne, en train de se demander si l’existence précède l’essence et de se raconter leur dernier chagrin d’amour. Ces enfants terriens sont évidemment très désespérés parce que très purs. Ils croient encore à l’amour fou, à la vérité, à la beauté, à la bonté, à tous ces débris d’éternité dont la quintessence est recueillie dans une sorte de timbale nommée Graal en occitan. Or on comprend que le saint de Buzzati languisse de ne pouvoir rejoindre ces doux paumés, tant il est vrai que leur souffrance est le sel de la vie.

C’est également la flamme incandescente qui éclaire toute l’oeuvre d’Etienne Barilier. La figure de l’adolescent révolté à la Dostoïevski y est d’ailleurs omniprésente, mais jamais limitée à une utopie d’ordre politique. Le «grand pourquoi» présidant à toute interrogation métaphysique ne confine pas non plus les romans ni les essais de Barilier dans une dialectique liée à tel système philosophique ou telle religion, mais il ouvre une faille dans toutes les certitudes, les simulacres sociaux ou artistiques, les faux semblants, la mauvaise foi camouflant l’égoïsme jouissif ou la soif de pouvoir.

L’oeuvre de Barilier nous offre une superbe typologie de la mauvaise foi de l’intellectuel occidental moyen, dont le dernier avatar fait le procès trop commode du progrès. Jamais aligné sur les fauteurs d’utopies, Barilier sait que le seul progrès digne d’être défendu est un projet inscrit dans le temps et qui implique d’abord un dépassement d’ordre spirituel, soumis à la stricte, loyale observance de notre relation au monde, de notre condition et des avancées de la connaissance. Peut-être le progrès ne nous avance-t-il à rien ? Du moins le projet du progrès nous fait-il moins barbares. A l’heure où l’on confond spiritualité et superstition, où l’on titube entre euphorie et dépression, où l’arrogance du scientisme trouve son pendant chez les élucubrants créationnistes, où le culte outré de la technique se retourne en nouveaux enchantements écologisants, Barilier rappelle ces moments essentiels, pour le développement humain, que représentent la conception linéaire du temps inaugurée par le christianisme et l’émergence de l’instance critique (qui est, dès Spinoza, critique des textes sacrés) servant notre exigence de liberté, de dignité et de vérité.

«Autrefois, la parole était la pierre de touche du Bien. Désormais, c’est l’inverse». Reste à discerner ce Bien sans mauvaise foi. Reste à retrouver notre place dans le monde, et celle de Dieu. Alors Barilier de citer Voltaire («si Dieu n’est pas en nous, il n’existera jamais») avant d’en appeler à «une exigence de véracité» qui soit «une exigence de liberté», contre tout usage perverti de la vérité au bénéfice d’intérêts particuliers, contre toute atteinte à la conscience et à l’autonomie.

Si, dans La Ressemblance humaine, Barilier nous paraissait parfois friser l’angélisme, la profession de foi de cet admirable Eloge du progrès en impose au contraire par son inscription dans le temps humain et ses limites, dans l’Histoire et ses expériences, dans l’actualité et ses pièges, dans notre parcours et ce qu’il signifie.

L’osmose de la pensée de Barilier et de son imagination romanesque relancent, dans Un rêve californien, le grand débat vécu de ses personnages, dans le sillage du Chien Tristan ou du Banquet, notamment. Type de l’adolescent révolté, Arthur Franz convie, en sa propriété de Big Sur, ceux qui l’ont connu en son enfance et sa jeunesse, pour une manière d’ultime bilan. Condamné, cet homme voué au ressentiment par l’abjection de son père et par une suprême humiliation subie, s’est réalisé dans le mal à la tête d’un vaste trafic de drogue. Une justification manque cependant à sa vie par rapport à l’incarnation présumée de l’innocence que figure sa fille unique. Ainsi en appelle-t-il à des témoins à décharge plus ou moins candides: tel ancien prof attachant, ou tels camarades dûment embourgeoisés ou couturés de principes, tous bien typés. Dans un climat évoquant à la fois La visite de la vieille dame de Dürrenmatt et Tintin, Etienne Barilier nous paraît trouver, ici, un début de nouveau souffle pimenté d’ironie caustique (deux cuistres littéraires pas piqués des vers et un pion socialo-cynique effrayant de justesse), dans une mise en espace très cinématographique. Penseur de haute volée, Barilier n’a pas encore tout à fait atteint, à notre estimation, le niveau équivalent du point de vue du tonus romanesque. Nulle perfidie dans cette observation, mais le signe d’une attente proportionnée aux virtualités de l’écrivain, et la conviction partagée que le progrès s’inscrit dans la chair du temps.

JLK

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