Le Passe Muraille

L’inspecteur du chaos debout

   

À propos des romans et autres activités  de Henning Mankell

par Claire Julier

Je me demande comment l’homme peut être capable d’autant d’ignominies.. Pour quelle raison la barbarie porte-t-elle toujours un visage humain ? » Entre Suède et Mozambique, neige et sable, roman policier et conte réaliste, toute l’oeuvre de Henning Mankell pose la même question : pourquoi toutes ces souffrances qui ne sont pas absolument nécessaires ? Qu’il soit en Scanie immergé dans la micro-société mélancolique d’Ystad ou à Maputo où il dirige le théâtre Avenida et travaille au Memory Books avec des adultes atteints du sida qu’il encourage à écrire pour qu’ils laissent à leurs enfants devenus orphelins l’héritage de leur passage sur terre, Henning Mankell décrit un univers de plus en plus détraqué, s’éloignant de son innocence, s’enfonçant dans une obscurité grandissante. L’on y croise des hordes d’enfants —meutes de chiens sauvages — privés de parents ou de toute forme d’autorité.

Dans nos sociétés usées, les démocraties comptabilisent leurs échecs. Le gris, le froid, l’isolement dominent. La nouvelle criminalité déroute. On y tue par désoeuvrement pourrait-on dire, pour exercer une cruauté gratuite, pour s’entraîner à des jeux qui de virtuels deviennent réels. Tout suinte l’ennui, l’envie que quelque chose change mais sans savoir comment. La joie de vivre a déserté. L’apathie frappe sans limite d’âge, devient contagieuse. Le peu d’énergie restante s’use à détourner les moyens proposés pour faciliter la vie pratique, pénétrer dans des forces qu’avant on appelait d’ombres, détraquer le monde. L’ennemi se révèle à la fois omniprésent, tout-puissant et invisible.

Les mondes nommés par euphémisme en voie de développement et leurs maladies endémiques, faim, corruption, violence, mendicité, mortalité infantile, auxquelles il faut ajouter la montée d’un nouveau fléau — les centaines d’enfants organisés par bandes et irrécupérables pour la société —, dans ces pays que toujours par euphémisme on dit en mutation et pour qui la démocratie n’est encore qu’un rêve, on tue pour survivre, on meurt avant d’en avoir l’âge. Les rues sont le foyer d’enfants rescapés de guerres qui ne méritent même pas le nom de civiles. Les pauvres « trop occupés à se débattre sur le fil ténu de la sur-vie, n’ont pas le temps de préparer la vie et sont forcés de la consommer à l’état brut ». L’urgence n’attend pas.

Henning Mankell — entre deux continents, deux univers si complexes — regarde, observe, témoigne à sa manière. « Les livres sont des messagers. Comme le Journal d’Anne Frank, ils sont le porte-parole de ceux qui sont morts. » En tant qu’auteur de romans policiers, il explore des mondes souterrains, anticipe les nouveaux pièges que le progrès donne envie de tendre, louvoie dans des zones mystérieuses et interlopes.

Les chiens de Riga, paru en 1991, traduit en 2003, est une des premières enquêtes menées par le lieutenant Kurt Wallander, un inspecteur avec ses doutes, ses failles. Souvent écrasé de solitude et de peur face à sa méconnaissance des nouveaux comportements humains, il a envie de fuir. Dans le climat déliquescent de la Lettonie d’avant l’indépendance des pays baltes —brouillard, pluie inlassable, pavés poisseux, filatures, ennemis invisibles, séquestrations arbitraires, espionnage — la bataille se passe dans l’ombre et le silence, sans aucun repère. La vérité ressemble à un mensonge, les valeurs sont inexistantes. L’odeur de pourriture envahit tout et l’individu se fond dans une masse homogène. La peur règne.

« Les gens ne bâtissent plus des maisons, ils se construisent des cachettes. » En écho aux brumes du Nord, les enfants condamnés d’avance de Comedia infantil se demandent s’il y a seulement encore un endroit où la vie est censée exister et où ils peuvent trouver suffisamment de force et de joie pour résister au désespoir ? Mais «les mendiants possèdent leurs signes, qui leur assurent une identité et les distinguent de tous ceux qui expo-sent leurs mains au coin des rues, comme pour les offrir ou pour vendre leurs doigts, les uns après les autres. » Le conteur miséreux est aussi le Chroniqueur des Vents. Il chante les neuf nuits passées avec Nelio, un enfant de dix ans au visage par-fois si usé qu’il paraît avoir cent ans, condamné à mourir à cause d’une balle tirée par crainte. Il unit réalisme le plus terrible à la poésie de la terre d’Afrique, mas-sacres barbares aux rires qui envers et contre tout restent des rires d’enfants, ordinaire et envoûtement de l’imaginaire.

C. J.

Henning Mankell , Les chiens de Riga (Hundarna i Riga), traduit du suédois par Anna Gibson, Editions du Seuil, 268 pages. Comedia infantil, traduit du suédois par Agneta Ségol et Pascale Brick-Aïda, Editions du Seuil, 230 pages.

(Le Passe-Muraille, No 58 Octobre 2003)

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