Le Passe Muraille

L’indigestion de professeurs

Une chronique de Jean-Bernard Vuillème

Un soir, je les ai rassemblés dans ma mémoire et les ai fait amener chez moi. Tous prétendaient encore m’avoir appris le français. Je les ai comptés: ils étaient quinze. Malgré le temps, l’antipathie viscérale qu’ils m’inspiraient n’avait pas baissé d’intensité, mais ces messieurs doutaient si peu de leur valeur qu’ils se croyaient réunis pour m’entendre chanter leur louange. Leur premier étonnement passé, ils considéraient visiblement que je leur devais bien ce signe d’affection et de reconnaissance. Sans me quitter des yeux, ils sirotaient le champagne et grignotaient les petits fours que j’avais servis. Tous, jusqu’au plus inepte, me considéraient comme une œuvre réussie, un brillant résultat de leur travail d’instruction publique. J’avais enfin droit à leurs meilleures notes et à leurs meilleures appréciations. Coupant court aux effusions, je les ai placés devant moi et aussitôt je les ai réduits. Je les ai réduits un par un jusqu’à la plus petite taille qu’ils pouvaient avoir dans ce système. Après l’opération, le plus grand atteignait à peu près la taille d’une main. La plupart se croyaient en plein conte, dans ma dernière farce littéraire, car ils ne cherchaient nullement à m’échapper et s’efforçaient même de me faire la leçon, les plus érudits comparant ma manière de procéder à celle de Jonathan Swift.

J’ai toujours détesté les professeurs. Cette manière qu’ils ont de péter dans la soie avec des rictus douloureux, de ne rien risquer, jamais, et cependant de juger de tout. Je leur voue une haine féroce. Je les ai donc réduits et ensuite je les ai avalés. Tout rond. Un par un. Quinze professeurs. Dès la première bouchée, ils se sont mis à crier que j’exagérais, ils ne m’avaient jamais appris à manger mes professeurs, c’était un acte anti-culturel au possible et patati et patata… Une fois le dernier avalé, j’ai éprouvé un grand calme intérieur. Je me sentais vengé de tout ce qu’ils m’avaient fait avaler. Moment savoureux, mais de courte durée, car je les avais maintenant sur l’estomac et tous ces professeurs au-dedans de moi me donnaient la nausée, rien que d’y penser je les ai vomis. D’un seul jet, j’ai vomi mes quinze professeurs de français. Et je subissais la désastreuse vision de quinze professeurs en train de barboter dans les reliefs de mon avant-dernier repas. Il fallait en finir.

J’ai saisi la planche à couper la viande et le hachoir, le plus beau, celui qui a des manches en bois et la lame recourbée. J’ai tiré un professeur de son marais et je l’ai coupé en deux à la hauteur de la ceinture. Je l’ai haché menu. Je travaillais vite dans l’espoir de m’épargner les récriminations des survivants encore muets de stupeur, hachant de toutes mes forces pour briser les os. Epuisé, j’ai pris une pause. J’ai repris mon souffle. Le problème, c’était la tête. Une tête réduite de professeur, ça résiste au hachoir. J’ai sais le gros marteau. D’un côté, il y avait quatorze professeurs qui pataugeaient dans le vomi et de l’autre, sur la planche, du hachis de professeur et une tête farcie et sanguinolente qui se croyait incassable. Quand elle a vu le marteau, la tête a hurlé. Elle était placée au coin de la planche et criait dans son sang: «Et les droits de l’Homme ! les droits de l’Homme ! Qu’est-ce que tu en fais des droits de l’Homme ?» J’ai élevé mon marteau et j’ai écrasé cette tête. J’ai procédé de la même manière avec ses quatorze collègues: hâcher le corps, écraser la tête. Inutile de dire que j’ai tout entendu. Il y avait même une tête qui tentait de m’attendrir en récitant du Verlaine et une autre qui menaçait d’alerter le syndicat si je n’arrêtais pas immédiatement. Je les ai toutes cassées. A la fin, il ne restait qu’une espèce de pâte rougeâtre dans laquelle s’amoncelaient des morceaux d’os, de poils et d’yeux. On aurait hésité à nourrir un chien avec ce hachis de professeurs. Alors j’ai ouvert la fenêtre et j’ai respiré un bon coup. Mais la nausée revenait, pire encore que celle qui m’avait soulevé après avoir avalé les professeurs. J’ai vomi encore par-dessus le hachis, tripes, boyaux, organes, je me suis vomi sur eux. A la fin, j’ai senti mon cœur glisser entre mes dents et je l’ai vu s’enfoncer dans le tas. Il palpitait encore et moi je n’étais plus qu’un sac de peau et d’os allégé de tout. Sauf de ce que j’avais encore dans la tête et qu’ils avaient contribué à façonner avec une admirable patience, mot à mot, dans les circonvolutions d’une grammaire indépassable et absolue. J’ai enfoncé mes doigts dans les narines, aussi profond que possible, dans l’espoir de vomir enfin mon cerveau. Je n’y suis pas parvenu et j’étais au désespoir lorsqu’un homme est entré, m’a emmené dans un grand hôpital aux murs blancs, étendu dans un lit et envoyé d’une piqûre au pays du sommeil.

Au réveil, tout était remis en place. Les chirurgiens m’avaient rempli de moi-même, cœur, poumons, intestins, viscères, tout fonctionnait à peu près normalement. Il font des miracles avec leurs mains. Et me voilà de nouveau plein de tout ce que j’avais craché. Lorsque les effets de la narcose se sont dissipés, j’ai pris des nouvelles de mes professeurs. Les chirurgiens m’ont dit que malgré leurs soins, messieurs les professeurs s’en sortaient passablement monstrueux et biscornus, mais qu’ils me saluaient bien. Quel stoïcisme ! Quelle grandeur d’âme ! C’est alors que j’ai commencé à les aimer et que j’ai réfléchi à un nouveau système rédempteur susceptible de corriger les effets du système réducteur. je vais le mettre à l’épreuve dans quelques jours, si vous voulez bien.

J.-B. V.

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