Le Passe Muraille

L’imprécateur courtois

 

Révérence au génie intempestif d’Albert Caraco,

par Gérard Joulié

«La France, écrit Albert Caraco, m’offre le spectacle de sa chute, et je médite sans cesse sur cette matière. Rien de plus fascinant que la métamorphose d’une grande nation en un petit peuple; or elle s’accomplit sous mes yeux. J’ai vu la France perdre son esprit et les Français sortir en masse de l’histoire, mais la première s’en console, et les seconds nous jurent qu’ils ont gagné le gros lot»…

Depuis Joseph de Maistre, personne, hormis Bloy, Bernanos et Céline, n’avait interrogé la France avec autant de véhémence et de dépit amoureux, n’en avait autant appelé de la France de la petitesse à la France de la grandeur, de la France du présent à la France du passé.

Albert Caraco est un philosophe, et c’est aussi un aristocrate féroce, une de ces intelligences curieuses, complexes et capricieuses qui jugent que leur milieu est toujours le pire de ceux où ils auraient pu vivre. Le mépris que Poë professe pour les Américains, Schopenhauer et Nietzsche pour les Allemands, Leopardi pour les Italiens, Flaubert pour les Français, Caraco le professe pour ses contemporains.

Dans Le Semainier de l’incertitude, journal qu’il tint durant les événements de mai 1968, notre Alceste veut et prophétise l’avènement d’une aristocratie, qu’importe ce qu’elle sera, pourvu qu’elle refasse l’Europe. Pour ce génie mystiquement politique (quoi qu’il eût la mystique et le messianisme en horreur), pour ce génie à la Carlyle et à la Gobineau, pour ce Juif levantin qui passa sa jeunesse en diverses capitales et s’exprime aussi bien dans l’idiome de Bossuet que dans celui de Burke, de Gœthe ou de Quevedo (à cet égard nous déplorons que les passages, fort nombreux, du Semainier de l’incertitude rédigés en allemand, en anglais ou en espagnol, n’aient pas fait l’objet d’une traduction), la suprématie de l’Europe est un fait qu’aucune faute ni aucun crime ne peut invalider. Cette idée que, de tous les continents, l’Europe est le seul qui ait une vocation impériale, est la base de toutes ses théories politiques et de toutes ses considérations sur l’Histoire et la morale. Or cette idée immense, utopique ou fausse, n’a pas seulement régné su la pensée d’Albert Caraco, mais également sur les actes de sa vie, communiquant à son style et à ses manières quelque chose de si continûment et de si obscurément héroïque que le héros, ma foi, ressemble beaucoup à un saint, un saint athée, un saint du stoïcisme et du catharisme. Ayant conclu que la civilisation dans laquelle il vivait était désormais grabataire, et qu’il ne valait pas la peine d’y vivre, il se donna la mort le jour où le dernier de ses parents, son ultime raison d’exister, s’éteignit.

On n’avait plus l’habitude de voir la révolte et l’invective s’exprimer sous une forme aussi polie – ah, cette politesse parfaite, trop parfaite, sous laquelle se cachent tous les mépris ! –, on a rarement vu la révolte se déclarer avec une telle fureur en faveur d’un ordre à rétablir ou à établir, tous les prétendus ordres établis depuis deux siècles ayant fait naufrage.

Ecoutons-le: «C’est par le mépris de la mort et par le refus de l’amour que nous nous surmontons nous-mêmes et que nous pouvons accéder à l’univers des formes pour être forme à notre tour et servir de modèle à ceux que notre exemple inspire. La politesse n’est pas seulement un savoir-vivre, mais un savoir-mourir, et nous devons tenir ici les deux bouts de la chaîne ou nous ne serons civils qu’à demi: la politesse est l’art de mourir avant d’être indésirable et de ne vivre qu’autant que l’on plaît, en obligeant ceux qui nous plaisent. Les formes ont plus d’éloquence que les êtres, et notre spontanéité n’est recevable que par elles: ceux qui n’en veulent pas et qui voudraient qu’on les aimât pour eux-mêmes demandent trop et ne font pas assez. Aimons la politesse, car elle est le dernier effort de l’homme et nous n’en obtiendrons pas davantage, à moins de verser dans le fanatisme, mais l’homme n’en vaudra pas mieux, soulevât-il des montagnes. Hors de la politesse, il est des vertus admirables et des pensées sublimes, mais les premières veulent des orages historiques et les secondes ne s’incarneront jamais. Les formes aussi sont la fleur de notre histoire, il suffit d’étudier leur genèse pour en aimer le développement, et pour en maintenir l’état, ici rien n’est frivole et le menu détail est du temps retrouvé jusqu’à la consommation des âges. La liberté sans ordre est une jungle vénéneuse et irrespirable. Ce que la Grâce fait en faveur des élus, l’urbanité nous l’obtient sans la Grâce, elle est le moyen court de nous forcer à rompre d’avec la Nature et de nous précipiter malgré nous dans une précellence dont la plupart se fussent jugés indignes. La politesse est un miracle organisé, car elle nous permet d’être homme parmi les hommes que nous respectons en hommes et qui nous reconnaissent comme tels sans preuves à fournir et sans prétentions à soutenir».

On l’a compris, la politesse fut pour Caraco ce que l’agapé fut pour saint Paul.

Albert Caraco ne chérissait, n’adorait qu’une chose: le siècle des Lumières et l’Europe française. Lorsque la vie cessa d’être pour lui un jardin où l’on se promène et un salon ou l’on cause, il en sortit.

G. J.

Albert Caraco. Semainier de l’incertitude. L’Âge d’Homme.

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