Le Passe Muraille

L’Imparfait de jeu

Un texte inédit d’Anne-Lise Grobéty 

…On disait qu’on était. Des prés qui devenaient la mer où s’agitaient nos bras dans le vide, le tas de terre un territoire qu’on ne nous prendrait pas, le rocher la forteresse, ce coin de béton d’une maison…

L’imparfait du jeu perfectionnait le monde alentour. Tout devenait possible sous ses syllabes; tout devenait d’un coup parfait ! Tu étais ceci, j’étais cela, on faisait… Tu me tuais, j’étais morte, je restais sans bouger pour faire très vrai… Et puis, on ira manger du pain et du chocolat.

Dans l’imparfait de jeu, il y avait toujours un futur immédiat qui ne lui ressemblait pas.

L’imparfait de l’adulte, lui, reste imparfait. Il guette au détour de chacun de ses gestes. Il est le temps de l’action en voie d’accomplissement, mais dans le passé. L’adulte possède l’imparfait pour la nostalgie et l’inachevé et le plus-que-parfait pour les regrets. Pour le reste, il est censé vivre au présent avec un zeste de futur sur la langue.

…On disait que je te tuais: pan ! tu étais mort… et tu ne l’es plus ! Se bagarrer — dans l’imparfait — était encore un jeu, même quand ça finissait en pleurs… Rien n’était perdu. Sur la frontière entre le jeu et la vie, on ne s’interrogeait jamais; on savait bien ce qui était le jeu et ce qui ne l’était plus.

L’imparfait de jeu pouvait aussi avoir un goût d’inachevé: achever l’action aurait été parfois transgresser l’interdit.

Car les limites existaient et on les testait. Il y avait souvent dans la bande un gosse pour qui elles étaient plus floues que pour les autres et il nous poussait contre les barbelés… La fourmi, on la tuait pour de vrai. L’araignée, la mouche aussi. L’escargot, ça arrivait. Le crapaud ?… Où s’arrêter ? A l’oiseau ?… Au chat maigre ?… Torturer le plus petit de la bande en lui tordant le bras pour l’entendre crier ?…

…On disait qu’on était deux méchants…

L’imparfait de jeu dérape-t-il parce que l’enfant vit dans un monde qui perd de plus en plus ses repères ? Ou, au contraire, est-ce dans les jeux de l’enfance que l’adulte prend goût à contempler la souffrance du plus faible ?

…On disait que j’étais le chat et toi la souris…

Mais après tout, le chat joue-t-il avec la souris ? Lui laisse-t-il vraiment une chance ? Il ne fait sûrement qu’apprêter son repas; s’il la lance en l’air, c’est pour attendrir la viande ! Car jouer, c’est toujours laisser une chance à l’autre. On cesse de jouer quand on ne la lui laisse plus. C’est à cela qu’on voit combien l’adulte a perdu le sens du jeu.

A la fois, on va dans sa vie trop souvent comme dans l’imparfait de jeu (on fait comme si on disait que…) en n’achevant jamais rien, en jouant à vivre distraitement et, à la fois, on oublie le sens profond du jeu qui est justement de toujours donner cette chance à l’autre.

Et c’est peut-être pour exorciser ces contradictions, pour feinter l’imperfection du présent, que tant d’adultes tentent de renouer avec de vrais jeux d’enfants. Jeux de rôles, jeu de l’avion. Jeux de suiveurs. On passe des heures — des semaines ! — à traquer «une cible» jus-qu’à ce qu’on puisse faire pan ! et tuer sans tuer vraiment.

On disait que je n’étais jamais devenu grand… On disait que j’étais un tueur…

Mais qui oserait affirmer que l’adulte maîtrise mieux que l’enfant les limites entre ce qui est permis par les règles du jeu et l’interdit ?… Qu’il fait mieux la différence que lui entre l’information et le feuilleton ? Qui tue le plus dans la vie de tous les jours : l’adulte ou l’enfant ?

On disait qu’on était des truands et qu’on allait tuer quelqu’un.

L’enfant au milieu de cette confusion des genres, réalité, fiction, confronté quotidienne-ment aux images du dépasse-ment des limites de l’interdit par les adultes, la tête envahie d’images qui imposent à l’esprit ce qui, auparavant, était laissé à l’imagination, fiction, réalité: où peut bien être la frontière ? L’image force à croire de plus en plus que la norme, c’est la violence, c’est tuer; chacun abat ce qui lui fait obstacle, la société élimine ses frustrations. Il n’y a plus à rêver qu’on disait. …On disait que j’allais l’attraper par le bras et le tirer dehors du magasin et qu’après on le perdrait dans la rue… Ou bien on disait qu’on l’emmenait derrière les entrepôts et qu’on l’emmerdait pour le faire chialer, on disait qu’on lui flanquait des claques, qu’on lui foutait un coup de brique sur la tête et encore un, et on lui arrachait ses habits et on le tuait et on le jetait entre les rails du train… Le 12 février dernier, le petit James a été pris au piège. II n’a guère eu le temps de composer avec son passé, son futur est mort à ses côtés. Deux enfants de dix ans l’ont tué. Puis, la presse de boulevard anglaise a pu à son tour se déchaîner. Puis, on a dressé pour les deux enfants tueurs une estrade spéciale dans la salle d’audience du Tribunal de Preston. Ils se sont ennuyés pendant les plaidoiries tandis que la justice anglaise jugeait (imparfait !) les plus jeunes inculpés de meurtre de son histoire.

Exorcisme d’exorcisme d’une société tueuse.

Pour le procureur, les accusés avaient «tous deux l’intention de tuer James, soit au moins de le blesser grièvement. Et ils savaient tous les deux qu’ils se comportaient très mal.»

Si l’on peut déjà difficile-ment, chez les adultes, déterminer dans la plupart des cas l’intention réelle de tuer, com-ment alors prétendre à cette certitude pour des enfants d’une dizaine d’années ?… Pour les reconnaître pénalement coupables, il s’agit en fait de prou-ver qu’au moment où l’un d’eux à entraîné le bébé hors du magasin il n’y avait pas trace dans sa tête d’imparfait de jeu; que ce n’est pas leur jeu qui a dérapé, mais que déjà, à ce instant-là, ils ne laissaient aucune chance à James. Qu’il n’y avait pas, ce 12 février à Liverpool, des enfants qui jouaient à on disait que…

A Liverpool, et dans tant d’autres villes, peut-être simple-ment qu’on ne sait plus jouer à ces choses-là.

…On disait que la violence était une figure imposée au championnat du monde…

A.-L. G.

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