Le Passe Muraille

Lignées

Prose inédite de Françoise Ascal.

Quelle ruade m’arrachera au limon doux du placenta? Encore humide du ventre de ma mère, me voilà nommée. Sommée d’appartenir. Affligée d’une lignée. Peurs angoisses joies des ancêtres sur mes épaules. Indestructible baluchon. Déjà et dès toujours façonnée. Mémoire ombilicale en forme de laisse. Bride l’élan. Casse la nuque.Pas de berceau à ma naissance mais une chose fruste, sans gouvernail. Le sol lui-même est leurre. Plus mou que le couffin manquant. Plus fluctuant que torrent saisonnier. Rame, fillette, rame, ça glisse ça patine ça dérive. Ton moiton je, à l’eau. Pluies orages vents contraires, rame, petite, rame. Courants, rapides, tourbillons, arrache au passage un éclat d’or au pissenlit. Bouffe du pollen, petite. Emplis-toi de lumière. Gagne le ciel, le sans-rive désirable.Ce que je sais, tout le monde le sait. Je ne sais rien que je serais seule à savoir. Et tout ce que j’ai appris je le savais déjà. J’en arrive à douter d’exister. J’en arrive à ne plus savoir si un moi est possible. Si quelque chose à soi est possible. Dans la foule je vous regarde et me reconnais. À des milliers d’exemplaires. Visages d’argile commune. Regards qu’on pourrait croire uniques. Vous-mêmes, sentez-vous parfois votre crâne devenir un lieu de traverse, un corridor ouvert à tous vents, un hall fourmillant, tandis que vos pas sur le sol ne laissent aucune trace, votre chair aucune ombre.Tire, tire comme sur un fil de soie, dit-elle. Arrondis ton geste et tire délicatement. Elle ne sait donc pas ce qui peut sortir? Elle ignore la vase des tréfonds? Elle croit sans doute que j’ai l’âme propre, lustrée par le grand âge?

Respire, dit-elle, laisse faire le souffle. Elle tient des pétales de pêcher dans ses mains. Elle ne voit pas les scolopendres qui bougent dans mes cheveux. Elle néglige ma lignée, ancêtres à peau rêche pelant des raves jusque dans leurs songes, femmes aux mains usées par le fil, non de soie mais de chanvre. Elle n’écoute pas les vieilles stridences enkystées dans les armoires, entre draps et linceuls puant le sexe rance, la naphtaline et la mort.

Tire, tire, redit-elle d’une voix de sirène.À son invite, j’écarte les ronces, éloigne les salamandres. Je dégage le terrier rond. J’entends déjà les voix sans lèvres. Doucement, dit-elle, en pressant sur mon ventre. L’eau est profonde. Sang, lymphe, humeurs. Je cherche le passage.Sous les pores de la peau les mots se pressent, ils suf-foquent en quête d’issue, il faut ouvrir, ouvrir les portes les fenêtres, ouvrir les yeux les oreilles le cœur le foie les intestins, il faut déchirer l’enveloppe, saigner dru, tailler vif, il ne faut pas avoir peur, pas reculer, texte/peau même combat pour la vie, pour l’expansion dans la lumière, pour l’aller sans retour, droit en direction des nuages des merveilleux nua-ges, droit en direction des galaxies tourbillonnantes, de la danse des atomes, droit en direction du Tout glouton, de l’infini fossoyeur, de l’au-delà de soi confisqué sous les pores de la peau.

F. A.

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