Le Passe Muraille

L’idéologie vertueuse pousse les meutes à la déraison

 

 

De la décapitation islamiste de Samuel Paty aux multiples formes de bigoterie politisée enflammant les clans radicalisés, une vraie folie entretient toutes les confusions sur les thèmes, notamment, de la différence sexuelle, de la race, du genre et de l’identité, avec la même intolérance croissante. La Grande déraison de Douglas Murray, en donne un aperçu tantôt atterrant et tantôt hilarant, appelant Molière et Rabelais au secours…

Le hasard des circonstances a fait que nous aurons appris à peu près en même temps, ces derniers jours, la nouvelle de la mort atroce de Samuel Paty, brave prof français dans la quarantaine décapité par un jeune Tchétchène fraîchement acquis à la cause de l’islamisme conquérant, et la proposition benoîte du pontife catholique Francesco de considérer les homosexuels de genres divers comme des sœurs et frères humains dignes d’une évangélique bienveillance.

Or l’idée, apparemment discutable, de rapprocher ces deux actes de présumée barbarie et de supposée compassion, m’est venue tandis que je lisais La grande déraison du journaliste anglais Douglas Murray, quadra lui aussi et gay déclaré, dont le vaste aperçu des «sujets qui fâchent» actuellement une partie de la société occidentale – et plus précisément dans la caste intellectuelle anglo-saxonne et la nébuleuse des réseaux sociaux galvanisés par le «politiquement correct» – est précisément marqué par des rapprochements inattendus et non moins révélateurs, impliquant la complexité humaine et pointant le simplisme ravageur des idéologies les plus radicales.

Le bon sens de bonne foi laïque voudrait, naturellement, que l’assassinat de «droit divin» d’un enseignant par un fanatique publiquement encouragé, entre autres, par un imam autoproclamé, soit considéré comme un exemple emblématique de la monstruosité de l’islamisme, confondu par certains avec l’islam tandis que le mantra « pas d’amalgame » monte aux cieux.

Or ceux qui s’empressent, à gauche comme à droite, de récupérer politiquement et surtout idéologiquement, cet acte affreux, seront peut-être les mêmes qui taxeront, pour des motifs idéologico-politiques, l’attitude du «saint père» de joyeusement progressiste ou de coupablement laxiste.

Dans les deux cas sans rapport apparent, les idéologies binaires trancheront, les réseaux sociaux s’enflammeront et les chefs d’Etat (le match Macron-Erdogan) se balanceront des caricatures en pleines gueules selon la logique des chaises de coiffeur rivales merveilleusement évoquée dans Le Dictateur de Chaplin et rappelée par René Girard dans sa description de la «montée aux extrêmes».

Et que je te rappelle que certains pères de la Sainte Eglise en appelaient au meurtre des infidèles. Et que je te mêle les images de décapitations ou de lapidations des adultères saoudiens ou des homos au Brunei, du mystique vaudois Jean-Abraham Davel ou de Michel Servet cramé par Calvin, présent contre passé, Sud contre Nord ou inversement, Noirs contre Blancs, femmes à barbes contre juifs intégristes, tout devenant si confus que rien n’a plus de sens : à devenir fou.

Du syndrome de Saint-Georges à l’hystérie établie

Le titre anglais de l’essai de Douglas Murray, The Madness of Crowds, «la folie des foules», rappelle évidemment les gesticulations grimaçantes des meutes musulmanes réagissant à la publication des Versets sataniques de Salman Rushdie ou des caricatures de Charlie-Hebdo, autant que les mouvements de protestation plus dignes (à nos yeux) suscités par les tueries parisiennes de janvier et de novembre 2015, notamment, mais les «foules» visées, qu’on pourrait dire aussi «la meute» ont cela de nouveau dans la société actuelle qu’elles ne se bornent plus à la rue ou aux grandes places à manifs mais s’étendent à la nébuleuse des médias et des réseaux sociaux où la diffusion des opinions et des slogans, des mots d’ordre et des tweets influenceurs atteint une vitesse et une intensité nouvelles, agressives sous couvert d’anonymat et jusqu’à l’appel au meurtre aveugle.

Or le premier constat de Murray, portant sur la transformation récente de la société, tient à la disparition des grands récits idéologiques collectifs qu’ont représenté la religion ou politiquement, en Occident, le communisme, le fascisme et le libéralisme, tous porteurs de sens et tous partis en vrille.

Et quel « récit » nouveau pour le XXIe siècle ? Au top de l’esprit du temps occidental, en termes de grand nombre: le récit d’une nouvelle vertu fondée sur l’exigence universelle de justice (qui n’en voudrait pas ?), avec un nouvel Axe du Bien censé diriger chacune et chacun en matière de droits et de lois, s’agissant de la condition des femmes, des Noirs et des minorités sexuelles, avec une «préférence» inversée par rapport à la domination blanche et patriarcale, etc.

Tout cela qui serait en somme légitime et magnifique, si ce n’est qu’on observe, depuis une vingtaine d’années, le remplacement des dogmes et préjugés anciens, bel et bien lestés d’injustice et de cruauté, par de nouveaux préjugés et dogmes revanchards, socialement invivables.

«Évoquer le sort des femmes », écrit Douglas Murray, des gays, des individus d’origines ethniques diverses ou des transgenres est devenu non seulement une façon d’afficher sa compassion, mais aussi de démontrer une forme de moralité. Ainsi se pratique cette nouvelle religion. «Lutter» pour ces questions et plaider leur cause est devenu une façon de montrer qu’on est quelqu‘un de bien ».

Et d’ajouter cette autre évidence: que ces aspirations reflètent «certaines des plus précieuses conquêtes de nos sociétés – étonnamment rares dans d’autres régions du monde. On compte soixante-treize pays où il est illégal d’être gay, et huit dans lesquels l’homosexualité est passible de la peine de mort. Dans certains pays du Moyen Orient et d’Afrique, les femmes se voient dénier les droits les plus fondamentaux. Des explosions de violence interraciale ne cessent d0’éclater en divers points de la planète ».

Le paradoxe tient alors au fait qu’on présente les pays les plus avancés dans ces domaines comme étant parmi les pires. «Seule une société très libre peut autoriser – et même encourager les récriminations sans fin sur ses propres iniquités», commente encore Douglas Murray. Et de citer le philosophe australien Kenneth Minogue parlant de «syndrome de Saint-Georges à la retraite» à propos de cette surenchère vertueuse.

«Après avoir occis le dragon, le valeureux guerrier parcourt la contrée en quête d’autres exploits glorieux : il lui faut de nouveaux dragons ». Et c’est alors qu’on entre dans le vif et le concret du sujet, à l’écart de toute idéologie : dans la chair vive des faits et des actes, pièces en mains.

Dans La Philosophie devenue folle (Robert Laffont, 2019), Jean-François Braunstein avait donné un premier aperçu de la déraison croissante des «élites» intellectuelles, plus précisément localisées dans les universités américaines, alors que Murray brasse plus large et propose un panorama très richement documenté, vivant et parfois accablant, souvent drolatique aussi, d’une profondeur très nuancées dans ses parties les plus sensibles.

Subdivisé en quatre grands chapitres (Gay, Femmes, Race, Trans) et trois «entractes» évoquant les fondations marxistes de la nouvelle religion, l’impact de la technologie et donc des Big Data et des réseaux sociaux, et la notion de pardon, l’ouvrage, d’une parfaite clarté en dépit du caractère parfois très embrouillé de la matière traitée, est à la fois polémique, courageux et constructif.

En lisant son premier chapitre consacré à la dérive du mouvement de défense de l’homosexualité, passé d’un juste combat à une mouvance politisée souvent vengeresse et intolérante dans sa nouvelle exigence de conformité, je pensais aux souffrances réelles, et persistantes, éprouvées par d’innombrables personnes toutes « tendances » confondues, tel le jeune Bobby Griffith suicidé à vingt ans, en 1982, à cause de l’intolérance religieuse de sa mère obnubilée par les préceptes bibliques, laquelle mère devint une militante ardente du mouvement LGBT.

Ladite Mary Griffith, décédée en février dernier à l’âge de 85 ans, a en somme «pris sur elle» en (re)vivant dans sa chair le désespoir de son fils, et sa trajectoire a fait l’objet d’un téléfilm grand public (Tous contre Bobby, avec Sigourney Weaver, en 2009) à la fois poignant et aussi «édifiant» que l’appel à la compréhension du pape Francesco, mais qui dira que le Bobby en question était meilleur que son frère, qui jettera la pierre aux innombrables parents actuels s’inquiétant des «préférences sexuelles» de leurs enfants ou hésitant à soumettre leur garçon-fille ou leur fille-garçon à tel ou tel traitement hormonal de choc ?

Les nouveaux inquisiteurs sont autant d’« imams » autoproclamés…

Tel est pourtant le constat, et combien étayé, de Douglas Murray (lui-même homo et pas plus fier de l’être que vous d’être né roux ou lesbienne) sur l’évolution et la radicalisation politique d’un mouvement désormais porté à sa pointe radicale à la survalorisation des gays, des femmes, des noirs ou des transsexuels, voire à la chasse aux nouveaux «dissidents» osant penser ou ressentir différemment : qu’à la violence intolérante on a fini par substituer son contraire caricatural usant des mêmes ressorts et raccourcis.

À cet égard, Douglas Murray multiplie les exemples de nouvelle intolérance, tirés de polémiques parfois délirantes qui incluent des célébrités médiatiques ou universitaires et s’emballent sur les réseaux sociaux – hideux spectacle à vrai dire, où les nouveaux inquisiteurs n’ont rien à envier aux imams autoproclamés de l’islam radical.

Mais comment résister à cette vague vertueuse ? Les conclusions du journaliste-essayiste, évidemment classé «à droite» et même menacé physiquement pour ses courageuses prises de position contre l’islamisme et l’hypocrisie européenne en matière d’immigration (dans un autre best-seller intitulé L’étrange suicide de l’Europe), ne sont pas d’un idéologue mais d’un observateur «sur le terrain» aussi sensible et plein de respect humain qu’intraitable à l’égard de la fausse vertu, qui propose d’aborder sereinement les vraies questions de la diversité humaine, s’agissant de la différence profonde entre hommes et femmes dans leur perception de l’amour physique ou de la question trop souvent évacuée de la maternité, de la vraie fraternité telle que la prônait un Martin Luther King ou de la prudence requise dans la qualification juste des victimes ou dans l’approche de l’intersexuation.

Et si nous nous parlions autrement que par mails et tweets ? Et si nous cessions de tout ramener à de la politique tout en restant citoyens ? «Minimiser la différence ne revient nullement à prétendre que celle-ci n’existe pas», conclut Douglas Murray, « Il serait ridicule de supposer que la sexualité et la couleur de peau ne signifient rien. En revanche, partir du principe qu’elle signifient tout nous sera fatal ».

Sur quoi, sœurs et frères, parlons d’autre chose, allons faire un tour dans les bois faute de pouvoir garder la distance sociale dans les bars, baisons tranquillement à la maison ou cultivons nos géraniums comme le vieux Godard, rions avec Rabelais et Molière et soyons réellement déraisonnables sans trop nous décapiter…

Douglas Murray, La grande déraison. Race, Genre, Identité. Traduit de l’anglais par Daniel Roche. L’Artilleur, 457p.

 

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