Le Passe Muraille

L’homme pris au piège

 

À propos de L’ usage de l’homme, roman de l’écrivain serbe Alexandre Tisma,  et de L’école d’impiété,

par Pascal Ferret

Ce qu’il y a de miraculeux dans un grand roman, c’est qu’il puisse concentrer, en un espace et un temps si ténus, la somme d’émotions et de pensées, d’épreuves et de passions, que représentent toutes nos vies ordinairement dispersées. Un seul être vous parle, et ce sont autant de destins résumés auxquels vous vous trouvez soudain confronté. Car en vous plongeant dans ces autres existences, c’est à la vôtre que vous ne cessez de penser: ce que vous en faites et ce que, peut- être, vous en auriez fait dans la situation de tel ou tel personnage.
Du moins est-ce ce qu’on se dit après avoir accompli le voyage au bout de la détresse humaine que constitue L’usage de l’homme d’Alexandre Tisma, en regard duquel tant d’ouvrages dont on parle ces temps paraissent si creux ou si futiles, si débiles. Vous êtes donc là, bien au chaud et au douillet dans vos coussins suisses. Vous vous imaginez à l’abri de tout. Sur quoi vous commencez de lire L’usage de l’homme, qui vous rappelle alors que le malheur rôde partout alentour, et qu’il se tient également derrière votre propre porte.
Cela commence par un sentiment d’arrachement. Dans les premières pages, vous aurez fait la connaissance de celle que ses élèves appellent Fräulein, une institutrice allemande d’origine mais établie à Novi Sad qui, en 1935, entreprend de tenir son journal intime dans un carnet relié. Mais à peine aurez-vous eu le temps de vous attacher elle, que la maladie la terrasse, en 1940, après qu’elle eut fait jurer à l’une de ses élèves, Vera Kroner, de détruire le cahier en question.Et tout aussitôt vous apprendrez que Vera n’ayant pas obéi à la défunte, le cahier est retrouvé après la guerre, comme une trace dérisoire et symbolique à la fois.
Et puis, avant même que de savoir de qui il s’agit, vous aurez appris que, quelque part dans un mouroir, survit également un certain Milinko Bozic, réduit à l’état d’homme-tronc aveugle et muet, dont l’inextinguible cri intérieur retentit à travers tout le roman.
Tout est bouleversant et bouleversé dans L’usage de l’homme. Déjà vous savez donc comment à fini Milinko Bozic, mais ce n’est qu’à présent que vous allez découvrir qui fut ce jeune homme doux, amoureux de Vera, passionné d’étude et convaincu que l’homme est au monde pour l’éclairer de son intelligence.
Et voici d’autres personnages Robert Kroner: le juif mésallié à une Allemande, qui va chercher un peu de tendresse dans la “maison” d’Olga Herzfeld et dont le beau-frère, le SS Sep Lehnart, se plaît à lui raconter, la nuit, les massacres de juifs auxquels il a participé; Vera Kroner, sa fille, qui pressent les déportations massives et n’a de cesse de sauver sa jeune peau, ou encore Sredoje Lazukic, écumant les lieux de débauche afin d’assouvir sa vertigineuse fringale sexuelle tissée d’angoisse.
Vous imaginiez peut-être, jusque-là, que d’un côté se trouvent les salauds et les pourris: ceux qui ont composé avec le démon nazi, et de l’autre les héros et les purs, résistants ou partisans. Or, voila que, sans flatter aucune partie, Alexandre Tisma vous place devant cette évidence: qu’en certaines circonstances, il n’y plus que des hommes pris au piège.
Ainsi Sredoje Lazukic participera-t- il la Libération dans les rangs des partisans parce qu’il a fui le camp adverse après avoir tué un de ses supérieurs qui l’a saoulé pour le violer; de même que Sep Lehnart est devenu nazi pour se venger des petites humiliations subies chez son employeur juif.
Or, au moment même où vous serez tenté de juger l’abjection de celui-ci ou la veulerie de celui-là, l’auteur vous arrachera de ce point de vue particulier pour vous ouvrir les perspectives d’un temps apocalyptique ou, au contraire, vous plonger dans l’ivresse diffuse de la vie qui continue à deux pas des trains de martyrs ou des bâtiments éventrés.
Plus précisément, au fil de chapitres d’une prodigieuse densité qui s’intercalent dans la suite des événements comme des ponctuations musicales, Tisma introduit des évocations de demeures (la maison des Kroner, les cafés de Novi Sad, le camp d’Auschwitz où Vera se fera mille fois posséder par les tortionnaires), de corps (les personnages soudain mis nu comme pour un grand appel indécent), de spectacles de rues (illustrant la vie odorante des saisons et des lieux qu’on aime), des morts naturelles ou violentes, des départs ou des séparations.

Leçon fraternelle

Enfin, lorsque vous aurez refermé L’usage de rhomme, vous ne pourrez oublier les pages dechirantes consacrées aux retrouvailles de Vera et de Sredoje, aux corps jeunes encore et aux âmes souillées, flétries à jamais par ce qu’elles auront subi.
Et plutôt que de vous replonger aussitôt dans votre confort et votre quiétude, vous retrouverez ceux qui vous entourent avec une sorte de reconnaissance grave et d’attention suraiguë.
Car tel est l’enseignement de ce roman: que la tragédie vécue par nos frères humains n’appelle pas plus au désenchantement qu’à l’hédonisme, mais à un surcroît de clairvoyance et d’honnêteté, de compréhension et de présence fraternelle, au nom de l’homme à délivrer de lui-même.

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En lisant L’école d’impiété

L’homme peut-il se considérer lui-même d’égale façon avant et après Auschwitz, avant et après Hiroshima, avant et après les révélations faites sur le Goulag ?
Ces trois moments de l’ignominie contemporaine ne sont-ils que des péripéties de l’Histoire, ni plus ni moins affreuses que d’autres calamités du passé, ou faut-il y voir la manifestation d’une mutation de l’Espèce ?
Comment croire encore à la “justice divine” en un temps où le “peuple de Dieu” a fait l’objet du plus grand génocide scientifiquement planifié et accompli avec quelle haute compétence technique, réellement sans équivalent ? Comment envisager la finalité d’une créature devenue capable de son propre anéantissement ? Enfin comment espérer discerner le Bien et le Mal dans un monde dont les valeurs réputées les plus nobles sont perverties par l’usage des mots qui les désignent ?
Ces questions sont posées, implicitement, par le non-agir de l’homme de la pire des nuits que met en scène Aleksandar Tisma dans L’Ecole d’impiété. L’homme de la pire des nuits, que Tisma désigne ainsi, dans la nouvelle éponyme, comme s’il s’agissait d’un nouveau type humain, est l’un des millions de déportés confronté, à la veille de son arrestation, qu’il sait absolument sûre et certaine, à l’alternative de la fuite ou de la résignation. Pourquoi, conscient de ce qui va leur arriver à l’aube, l’homme de la pire des nuits ne réveille-t-il pas sa femme et sa fille pour se sauver avec elles ? Est-ce parce que, justement, certaine réalité faisait encore partie, avant Auschwitz, de l’impensable ? Ou bien est-ce parce qu’il est impensable de se sauver seul ?

Alexandre Tisma. L’usage de l’homme. Traduit du serbo-croate par Madeleine Stevanov. Editions Julliard/L’Age d’Homme, 1985.

Alexandre Tisma. L’Ecole d’impiété,L’Age d’Homme.

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