Le Passe Muraille

L’homme-du-mardi-à-cinq-heures

 

Extrait inédit du roman Schizogorsk de Walter Vogt

Je sais que je ne devrais pas boire de whisky avec mes patients pendant la consultation. Pas d’alcool du tout. La plupart de mes collègues condamneraient mon attitude – mais ils la comprendraient aussi. Tout comprendre, trouver une explication à tout: c’est notre métier, n’est-il pas vrai… Et puis, je ne le fais que très exceptionnellement, quand il n’y a pas moyen de faire autrement. Depuis plus d’un an, je ne bois pratiquement plus d’alcool. Non que j’en fasse un principe: simplement, je m’abstiens. J’offre du vin à mes invités, et moi-même je bois du jus de raisin. Ça m’est égal, je n’aime pas tellement le vin, et j’ai appris à en redouter les conséquences.

Mais avec cet homme, le fait est que je bois une gorgée de whisky à chaque fois qu’il vient. Il dit qu’il en a besoin, sinon il se sent tendu, insuffisamment relaxé. Le whisky, c’est lui qui l’apporte, du Black & White; je conserve la bouteille dans ma petite armoire rouge, l’armoire aux poisons, couchée, car les rayonnages sont étroitement superposés. Le bouchon à pas de vis a tenu le coup pour l’instant, la bouteille est étiquetée à son nom et porte une date – celle du jour où nous l’avons entamée. Je n’aimerais pas avoir à me reprocher plus tard de l’avoir poussé à boire, je tiens à garder un certain contrôle sur sa consommation et sur la mienne. Bref, je traite le whisky comme ce qu’objectivement il est: une drogue dangereuse provoquant l’accoutumance, dans le cas particulier un médicament très efficace qui devrait figurer dans la loi sur les stupéfiants.

Là-dessus, les scientifiques ont beau être unanimes, il est certaines instances plus fortes que les scientifiques.

Le Black & White provient d’un discount – en homme bien élevé, mon client a gratté le prix, mais d’ici à éliminer avec les ongles toute trace de la petite étiquette autocollante, voilà un pas qu’il n’a pas franchi.

A chaque fois, c’est le même cérémonial.

Peu avant cinq heures, je l’entends arriver. Il entre sans sonner, comme tous les patients qui viennent sur rendez-vous, il referme la porte d’entrée sans douceur exagérée, sans non plus la faire claquer, ce qui pourrait dissimuler de l’embarras et un manque de confiance en soi; puis il passe sans hésiter à la salle d’attente, au fond.

Je prends congé de son prédécesseur, un jeune névrosé, je grimpe vite à l’étage, bois une gorgée d’eau minérale ou une tasse de thé – ma consommation de liquide est monstrueuse – j’échange quelques mots avec ma femme.

J’ai mon cabinet de consultation dans ma propre maison. La maison a presque quarante ans. Un peu délabrée, elle est située dans un jardinet de banlieue (862 m2) qui prospère depuis au moins quinze ans sans arrosage des arbres, sans aucun poison végétal ni animal, un coin qui croît et s’épanouit tant bien que mal selon les principes de la culture biologique. Ma femme, comme on dit, a les doigts verts, et moi j’aime les oiseaux depuis ma première année d’école; depuis peu, je crois que tout cela ne pourra continuer que si nous nous y mettons tous, chacun à notre modeste place. Si au moins tous les jardins étaient préservés des poisons, voilà qui ferait un pourcentage appréciable de la surface cultivable de notre pays.

J’habite avec ma famille le premier étage et le toit mansardé. Au rez-de-chaussée, on accède d’abord par un petit vestibule d’où monte l’escalier qui mène à l’étage. A gauche se trouve mon cabinet; à droite de l’escalier, la porte de la salle d’attente ou, pour être plus exact, pas uniquement de la salle d’attente, mais de tout le petit appartement du rez que mes parents ont habité durant quelques années. Sur la porte, un petit écriteau en émail indique: «Salle d’attente.» (…)
Je trouve que le tout a l’air un petit peu trop privé, mais il semble en général que cela ne dérange pas mes clients. (…)

Le rituel, je l’ai dit, est à chaque fois le même.

Je demande: comment ça va ?

L’homme hausse les épaules.
Ça va. Des hauts et des bas.
Cette semaine, il ne s’est rien passé de particulier.
Après ma première cigarette, à plus ou moins exactement 17 h 16, je demande comme à chaque fois: «Un petit coup de whisky ?»
Il opine.

Je monte chercher les verres, sur un petit plateau rond.

Je pose le plateau avec les verres sur un guéridon hexagonal, vert mousse, du genre échappé d’un boudoir; je pousse le guéridon vers le milieu, entre mon client et moi.

Puis je sors la bouteille de l’armoire rouge.

Là, le patient doit écarter un peu sa chaise. Je verse – toujours la même quantité – et je remets la bouteille dans la petite armoire. L’homme retourne avec sa chaise à la position de départ. Il a compris depuis longtemps à quel point cela m’exaspère quand la chaise du patient n’est pas à peu près exactement au milieu entre l’armoire aux poisons et la tête du divan.

Nos verres de whisky sont l’un à côté de l’autre, exactement dans l’axe de symétrie entre lui et moi, si on comprend ce que j’entends par là, c’est-à-dire que j’ai renoncé à tourner le plateau de façon à ce que, par exemple, son verre soit un peu plus près de lui et le mien de moi.

Nous bavardons par-dessus les verres. Cela aussi fait partie du rituel. A 17 h 21, le téléphone sonne à l’étage, sur la ligne privée. J’entends ma femme descendre l’escalier de bois depuis le salon en duplex.

Le téléphone cesse de sonner.

Ma femme descend plus bas.

Elle frappe.

Je crie: «Oui – entre !»

«Un appel pour toi, dit ma femme. «Sur la ligne privée.» Je lui jette un coup d’œil interrogateur.

«Une clinique de Hambourg», dit-elle. J’essaie de m’imaginer ce qu’une clinique de Hambourg peut bien me vouloir, et comment cette clinique de Hambourg a trouvé mon numéro privé.

«Tu ne peux pas les faire attendre, j’imagine», dit ma femme.

Elle se précipite en haut pour dire que j’arrive.

Je grommelle une excuse, mon client sourit avec compréhension; mine de rien, j’emporte son dossier – à mon avis, il n’a pas besoin de lire mes notes par trop subjectives sur son cas.

Il se trouve que j’ai une écriture lisible. (…)

W. V.

(Traduction provisoire de François Conod)

(Mort en 1988, Walter Vogt était écrivain et psychiatre. Dans son roman Schizogorsk (1977), il se met en scène lui même en tant que médecin. L’extrait qui précède est tiré du premier chapitre de ce livre)

(Le Passe-Muraille, No 42, Juillet 1999)

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