Le Passe Muraille

L’étranger

 

Pages inédites d’Antonin Moeri, avant Pap’s

Musique à pleins tubes. Celle des westerns que je voyais a quatorze ans. Je cherche un crayon dans le tiroir rempli de souvenirs, de cartes postales, de photos, de dessins, de lettres, de cassettes et de pinces à linge. Il y a ces photos d’un père qui me hante. Garçon élégamment vêtu, sorte de dandy des années trente; cheveux gominés peignés avec un soin particulier, chaussures anglaises qu’on allait acheter à Lausanne dans une boutique de luxe, costume à larges carreaux avec culottes de golf, et puis cet air incrédule de qui n’a pas exactement sa place entre une sœur au regard courroucé et un facteur, leur géniteur à moustaches, à la fois très présent et distrait, sans doute un fonctionnaire à la sexualité triste, un de ces citoyens en règle qu’on peut croiser dans nos quartiers et sur le reste du continent.

Mais qu’avait-il, cet employé modèle, à ressembler au monstre de tous les temps, au grand méchant loup, au dictateur d’origine autrichienne, responsable d’un tel déchaînement de cruauté qu’on en a fait l’incarnation de toutes les horreurs, de toutes les violences? Violences qu’on nous présenta, un soir, comme l’aboutissement d’une histoire, celle de l’Europe depuis la Renaissance, à travers la révolution française jusqu’à celles des idéologues marxistes, ces imbattables prédicateurs qu’on continue, ici et là, d’admirer sans restriction… Il se tient les bras croisés sur un thorax bombé, l’employé à moustaches, entre une femme soumise et des enfants perplexes. Car il devait l’être, mon petit père à moi, dandy sceptique fixant le gravier du sol, rêvant d’un monde meilleur, d’un monde plus juste, délivré des imbéciles à index tendu terrorisant les enfants, de tous les donneurs de leçons qui assombrissent l’horizon, de tous les larbins que la respectabilité impressionne.

 

Assis devant sa maison, sous la charmille, entouré des siens, ou assis sur les marches à l’entrée de sa maison, dans son costume de facteur, avec sa casquette de préposé, Erwin est à sa place. Aucun doute à ce sujet. Il n’y a pas la moindre question à se poser. Son regard perçant, son assurance en disent assez pour prévenir toute forme de suspicion. Cet homme a arrêté sa position dans le cosmos. Ses repères sont fixés. Il a clairement partagé le bien et le mal. Et pourtant, au bout du banc, un personnage scrute une plante, un sourire en coin. Sa seule présence semble créer un climat d’incertitude. On se prend à imaginer des fissures fines et capricieuses dans la solide construction de l’agent postal. Ce personnage observant la végétation sera l’auteur de mes jours, comme on dit. Après quelques liaisons passionnées avec des femmes qui ont impatiemment attendu ses lettres, qui n’osaient plus croire à son amour, qui ont traversé le désert du doute, il rencontrera celle dont la compagnie lui sera agréable, femme énergique peu encline à la neurasthénie, fille d’un banquier appréciant les havanes, la roulette et la musique de Schubert.

A genoux dans la luzerne, un ballon gonflable sous les bras, lunettes de soleil et cheveux crânement dressés, l’homme mon père semble narguer les villageois. Il a pris ses distances, en fréquentant les cours de l’université et en lisant les romanciers russes. On imagine sans peine les sentiments enflammés que ce jeune homme souriant pouvait faire naître dans certains cœurs. Le mot est prononcé, j’eusse voulu le taire. Le cœur sera la grande affaire de sa vie. La seule intuition lui paraissant insuffisante, il en fera l’objet d’une étude scientifique. Il ne deviendra pas chercheur dans un institut international, mais praticien dans une petite ville assez sinistre. Son goût très sûr lui permettra de rencontrer des artistes rares, venus de Pologne ou d’ailleurs, qui lui offriront des toiles et des sculptures.

Il a seize ans lorsque la guerre éclate à cause des visées expansionnistes du grand méchant loup. Il ne se lancera pas dans une carrière aléatoire. Son rêve d’un monde meilleur, d’un monde plus juste, il le réalisera en surmontant les difficultés, en se présentant régulièrement aux examens, en se soumettant à une sévère discipline. «Je serai médecin, mais pas un médecin comme les autres», dira-t-il à un de ses amis. Il ira vivre à Paris, à Beyrouth, à New York et ailleurs. Il donnera à son existence un tour personnel. Il développera son sens de l’observation pour mieux raconter les drames, les traumatismes, les cocasseries, les turpitudes et les incidents comiques. Pour mieux inventer la vie, ce que lui reprocheront certains, le traitant d’irresponsable, de fabulateur et d’esthète.
«C’était un homme élégant», dira de lui, avec la condescendance du parvenu, un cadre moyen avide de reconnaissance.

A. M.

(Tiré d’un ouvrage en travail)

(Le Passe-Muraille, No 42, Juillet 1999)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *