Le Passe Muraille

L’esprit d’enfance en poésie

À propos d’Une Âme en incandescence d’Emily Dickinson,

par Jil Silberstein

Pourquoi, toujours, la poésie d’Emily Dickinson – une des plus délicates, incisives et déchirantes qu’il soit donné de lire – me remet-elle en tête les traits mélancoliques de ces fillettes chères à Lewis Carroll, père d’Alice au Pays des Merveilles ? Comme si la recluse d’Amherst, née en 1830 dans le Massachusetts, n’avait pas composé l’essentiel de ses textes en pleine maturité ! Rien à faire: qu’à nouveau je parcoure, étreint et ébloui, les stations de cette œuvre qui m’apparaît comme le Livre de tous les appels, de tous les reflux, de toutes les trahisons… c’est une enfant que je revois. Une enfant, mais aussi un jardin exubérant de fleurs, d’insectes, d’oiseaux, que parcourent des présences invisibles et aimées… protagonistes de ce petit théâtre enchanté et tragique tournoyant sous un firmament muet.

L’enfant est solitaire. En elle palpite encore le souvenir du temps où, par la grâce d’une Promesse inscrite dans tout ce qui existe, la moindre insignifiance faisait sens. Où l’on pouvait s’ébaubir à journée faite, frapper des mains d’allégresse, conférer avec l’abeille, le criquet, la feuille, le brin d’herbe, puisque abeilles, criquets, feuilles ou brins d’herbe ne manquaient pas d’argumenter à leur manière complice. Vivante mémoire du Royaume où l’existence était ce carrousel exubérant, en perpétuelle révolution – même la nuit tandis que, saturées de beauté et d’ivresse, les petites têtes dérivaient au fil du sommeil.

Or à présent, ce sentiment de vide. Cette impression que quelque chose s’est voilé. Ce pincement aigu, que dissipent parfois, dans l’enclos verdoyant, le chant du rouge-gorge ou de l’oiseau des prés, le vent dans la feuillée, une plume d’engoulevent… autant d’embrasements rendant plus douloureuse la sensation que quelque chose s’est détraqué, cessant de relier toutes les for-mes animées à l’âme même du monde.

Que s’est-il passé ? Qui donc, sans un seul mot, s’est détourné de nous ? A qui la faute ? Comment savoir ? Le Créateur ? Sa légion d’anges ? Nul qui réponde. Et surtout pas les hommes, architectures frêles, cruelles ou vaniteuses ! Alors ? Ce froid. Pareil silence désolé. Pesant. Et ce murmure, aussi, timide et tendre… semblable à une comptine qui s’interrompt et qui reprend – sans fin.

Un murmure ? Quelques mots chuchotés, à peine une chanson en quoi se mêlent notes enjouées, soupirs, infimes crépitements, exclamations, ruades, sanglots vite repris. D’où proviennent ces trilles, ces confidences, ces surprenantes vibrations ? De l’araignée ? Du moucheron ? De la rosée ? Du cher soleil ?

Alors toi, lecteur, qu’étreint semblable énigme, toi en qui le malheur éveille tant d’échos et qui affine éperdument tes sens, tu réalises que toutes ces inflexions émanent de cette enfant perdue, aux traits vieillis, et qui chantonne… pour se sentir moins seule. Qui contrefait sa voix selon questions ou réponses. Qui provoque Dieu, lui lance des piques et lui demande – à sa façon – pardon. Qui ressuscite le Paradis perdu ou tente d’arracher à la Mort comme au Temps leur masque déconcertant. Qui implore. Qui exige. Apostrophe. Qui feint une suprême in-différence et agonise. Ou qui spécule. Ou articule des verdicts sans appel. Ou se moque d’elle, gentiment (parfois cruellement aussi). Ou s’extasie une fois encore, impénitente «petite Poivrote» de beauté: A moi – Soûleries d’Air – Orgies de Rosée ! / Aux jours sans fin de l’été / Je titube – sur le pas des cabarets – / De l’azur en fusion…

Que se dit-elle, celle qui tâtonne, s’encourage en chemin et fait si fort songer à Ophélie, la déchirante fiancée d’Hamlet ? Elle dit le dénuement. La perfection du Monde. L’ivresse que lui inspire la luxuriance du Jardin. L’extase. L’indulgence railleuse pour les humaines Certitudes et pour leurs vanités. La Ronce qui la blesse. L’insidieux Hiatus. L’insupportable éloignement de Dieu. La soif de Dieu. Qu’il convient d’en-durer. De ne pas cesser d’espérer. Tout en disant encore la peur qu’inspire l’Ombre. L’amour impermanent, déçu, trahi. L’âpreté et l’attrait de la tombe. Elle dit qu’elle fut un jour reine. Que le bonheur est volatil. Un battement de cils, c’en est fini: l’immensité et les mains vides. Elle dit aussi que la douleur, peut-être, nous soutient davantage que grâce ou que joie.

Elle dit. Elle s’élance. Elle raille. Elle soupire. Elle est seule. Et son babil, et ses suppliques certifient que nous aussi sommes perdus.

Le «Ciel» – est ce que je ne peux atteindre ! /La Pomme sur l’Arbre – / Pourvu que sans espoir – elle pende – / Voilà – le «Ciel» – pour Moi ! / La Couleur, sur le Nuage Mouvant – / Le Pays interdit – / Derrière la Colline – la Maison derrière – / Là – se trouve – le Paradis ! / Ses Pourpres agaçants – au Soir – / Leurrent – les crédules – / Epris – du Prestidigitateur – / Qui nous repoussa – la Veille !

Ermite en son jardin, ne quittant plus la demeure familiale, tendre et rebelle surgeon d’un clan de puritains que seule inspire la Bible, Emily sait tout de la perfection du monde et de sa cruauté. Econduite par les hommes – in-consistants ou mufles – qu’elle aima démesurément, elle parle à Dieu qui ne lui répond pas.

Si je suis perdue – / Alors qu’on m’a trouvée – / Ma joie n’en sera pas moins – / Qu’un jour – devant moi – ces portes de Jaspe / en flamboyant – se sont ouvertes – / Que les Anges ont – épié doucement – / Mon visage – contraint – étonné – / Qu’ils m’ont caressée de leur plumage / Presque comme s’ils m’aimaient – / Je suis bannie – maintenant – tu le sais – / Pareil exil – vous le / Connaîtrez – Monsieur – quand le Sauveur / De vous – détournera son visage.

Ample brassée de suppliques et de soliloques, Une Âme en incandescence est un présent comme l’édition française en fait très rarement. Toutes les promesses du monde y resplendissent encore – dans une lumière de crépuscule. Mais déjà… la nuit.

J. S.

Emily Dickinson (1830-1886), Une Ame en incandescence. José Corti, 1998. Poèmes traduits et présentés par Claire Malroux. Signalons aussi Autoportrait au Roitelet, un ensemble de lettres que Patrick Reumaux traduisit pour les Editions Hatier en 1990.

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