Le Passe Muraille

Les poèmes de Karl Kraus

 

Un extrait de Courage et choix,  recueil de textes critiques inédits de Ludwig Hohl, traduits par Antonin Moeri.

Un choix de poèmes est paru, tirés des neuf volumes de Worte in Versen édités du vivant du grand polémiste. L’éditeur (anonyme) les présente comme étant « la partie la plus savoureuse et la plus intemporelle de ce que Karl Kraus nous a laissé ». Ce point de vue est-il pertinent ? (La valeur exceptionnelle de ces poèmes ne doit en aucun cas être remise en question). La phrase a un sens évident : l’éditeur pense sans doute que l’œuvre en prose de Karl Kraus est avant tout constituée d’écrits polémiques, qu’elle n’est donc pas ou pas assez «intemporelle», qu’elle se réfère à l’actualité immédiate.

«Prenant racine là où je hais / je m’élève au-dessus du temps»  , disait pourtant Karl Kraus. Le malentendu, qui semble ici se profiler, ne se dissipera que lorsqu’on aura accordé un statut tout différent à la polémique, exercice de haut vol auquel pouvait encore s’adonner un Lessing ; lorsqu’on aura avoué que cette langue polémique ne relève pas essentiellement de la dispute mais d’un genre artistique. (Certains textes accusateurs de Lessing peuvent être considérés comme des œuvres d’art plus réussies – donc plus durables et plus intemporelles – que l’ensemble de ses « poèmes ». Et que nous importe « l’objet », la personne qu’il a attaquée !) Ce genre de polémique n’a absolument rien à voir avec la soif de scandale ; il faudrait plutôt chercher son origine – je manque ici de lignes pour développer cette idée – dans la rencontre de deux qualités : une grande pudeur et un amour immense.

Karl Kraus connaissait la haine : « Même si je viens après les maîtres anciens / je venge dans le sang le destin des pères » et ce ressentiment, nous ne le nommerons pas amour. La haine ne peut jamais être de l’amour ; mais l’amour peut se servir de la haine comme d’un instrument – ainsi le compositeur se sert-il de tel instrument, le seul à pouvoir exprimer tel mouvement intérieur. Nombreux sont les instruments ; mais notre nature et les conditions dans lesquelles nous travaillons interdisent quelquefois l’utilisation de l’un au profit de l’autre. Permettez-moi de résumer brièvement une histoire que je voulais écrire un jour. C’est l’histoire de ce petit paysan qui ne pouvait montrer son amour pour l’enfant, d’une douceur d’ange, qui venait parfois à la ferme ; personne ne remarquait cet amour ; il y avait toujours, autour de l’enfant, des gens à gesticuler, à le câliner et à le gâter, pendant que le petit bouseux – que tout le monde trouvait grossier parce qu’il était muet, et dont l’étrange regard passait totalement inaperçu – restait dehors, ces fameux dimanches après- midi, avalant ses larmes, assis sur le toit de la remise ou sur un tronc élagué, lui-même n’étant pas davantage considéré qu’un tronc. Rien ne changea jusqu’au jour où l’affreux malheur arriva, où l’incendie se déclara ; le danger de mort fit fuir tout le monde : où est passée la tendresse ? Où sont passés les nombreux témoignages d’affection pour l’enfant ? Le garçon se métamorphosa ; il fila comme une flèche et fonça comme un lion : il voulut sauver l’enfant alors que personne ne songeait à son salut ; mais il avait l’air sauvage dans sa lutte contre les éléments menaçants, destructeurs… J’ai raconté l’anecdote parce qu’elle illustre bien cette polémique de haut niveau dont le plus grand maître fut Karl Kraus. Il y a, dans le monde de l’esprit, des natures incapables de se tenir à côté des objets de valeur, elles se tordent les mains et pleurnichent mais ne peuvent exprimer, d’une voix flûtée ou d’une voix mugissante, toute leur admiration, tout leur amour… ; que cette forte image soit mise en péril ; ainsi la prendra-t-on pour une copie sans valeur ; ainsi sera-t-elle insultée, bafouée, dérobée, massacrée – même par un vagabond qui ne serait pas particulièrement méchant, mais pitoyable, insignifiant : or celui qui aime d’un amour âpre, difficile, libère une force. Qui prétend qu’il ne vaut pas la peine de mener un combat aussi violent et chevaleresque contre le vagabond ou contre une bande de vermineux mal dégrossis ? Le combat concerne-t-il la bande de pouilleux et le faible vagabond ? C’est une ardeur toute différente, étrange, qui anime notre combattant pendant son travail de destruction.

La valeur de ce recueil des meilleurs « textes purement poétiques » ne doit pas être minimisée, je le répète, par mes propos sur la polémique ; on ne peut, on ne devrait appliquer à ces poèmes que les critères les plus élevés ;

même si on a produit des poèmes plus réussis que Karl Kraus – en première ligne Hölderlin, parfois Goethe, et deux ou trois autres –, personne n’a écrit une prose plus limpide ; impossible d’avoir plus de talent dans ce domaine.

Si, dans l’ensemble, il manquait quelque chose à ces poèmes pour être considérés comme des chefs-d’œuvre (je dis bien « si »), ce quelque chose serait difficile à exprimer. Mais essayons de le formuler : une trace suprême, une trace indispensable de vie concrète (au sens le plus noble) ; une espèce de sensualité : cette sensualité qu’on trouve dans le West-östlicher Divan, qui représente tout de même une des plus intenses manifestations de l’esprit, ou dans la seconde partie de Faust. Tous les éléments d’une fleur sont réunis : tige, calice et feuilles, la douceur et l’harmonie, l’exécution la plus précise et la plus fine ; le parfum également, et les couleurs ; ce qui leur fait défaut pour être tout à fait une vraie fleur : celle-ci bouge imperceptiblement ou presque dans la brise silencieuse, ne serait-ce que dans l’atmosphère ; la lumière forme imperceptiblement, ou presque, un tourbillon autour de lafleur ; il lui manque je ne sais où un rien de symétrie, une petite excroissance inutile, une courbe non prévue, quelque chose qui pourrait rappeler le bois. (Un homme, particulièrement habilité à juger la poésie, formule ainsi une impression semblable : « Le jeu antithétique ne parvient souvent à trouver sa consistance qu’après quelques mesures. ». Ou bien, pour dire la même chose en d’autres termes : il n’y a pas de doute que le poème, lorsqu’il tend à la perfection, évolue vers le silence (qu’on mette en parallèle la débauche mélodique du Livre des Heures et l’absence de musicalité, la nature avant tout consonantique des dernières créations magistrales de Rilke ; qu’on considère l’évolution de Goethe ; qu’on compare les vers d’un Hölderlin, le plus grand poète de tous les temps, avec ceux, apparemment semblables, d’un Klopstock tellement inférieur ; nombreux seraient les exemples qu’on pourrait trouver sans peine). Cette absence de musicalité indique le degré de perfection d’un poème – même s’ils ne sont pas d’accord, les déclamateurs et les écrivains emphatiques qui se prennent pour des poètes, même si elles ne sont pas d’accord, les dames exaltées qui confondent sens de l’art et vie sentimentale ; finalement, la poésie n’est pas faite pour être mise en musique, de même la peinture n’est pas faite pour être filmée – le poème doit tendre au silence ; ce qui compte, c’est qu’il vise, en partant des sons, au silence le plus absolu, mais il ne doit pas être sans voix dès le début. D’ailleurs, il ne faut jamais oublier que le concept (et non la mélodie !) est le commencement et la fin de toute langue ; nombre de poèmes de Karl Kraus sont ainsi faits qu’on pourrait leur reprocher de n’être qu’une prose traduite en vers ; c’est peut-être ce qu’il voulut dire en intitulant ses neuf volumes Worte in Verse. En tous les cas, ces faibles critiques – si elles ne peuvent se défendre en tant que réfutation, elles nous permettent tout de même de préciser les choses – ne valent que d’une façon générale pour la majorité de ces poèmes ; en effet, comment pourrait-on parler de silence devant une strophe de ce genre :

Voix d’automne qui, au-dessus de la tombe, Renonces à ton monde, pâle sœur de la lune, Douce fiancée du vent qui gémit,

En suspens sous les étoiles qui filent et quelle sorte d’objection pourrait-on opposer à la prodigieuse unité de ce poème, dans lequel il fait apparaître la profondeur et la gravité du haut style :

LE JOUR

Tel le jour qui par la fenêtre se montre, je regarde la place,
je m’étonne qu’à la nuit
succède encore une aube,

j’ai veillé tout ce temps
sans exprimer ma joie,
mais construisant toujours, phrase après phrase. Tel le regard à travers la fenêtre
passe la charrette,
elle avance lentement,
sans un bruit.
Un mort y repose,
une misérable peau.
Et je retourne à ma prière.

Ce sont des réflexions sur les poèmes envisagés comme des ensembles, comme des organismes. Mais à considérer certains détails comme l’intensité, la profondeur, la clarté du langage : Karl Kraus est toujours, dans ses vers, franchement prodigieux ! Je suis tout à fait conscient de l’emploi abusif du terme que j’emploie ; je n’en trouve point d’autre ; la hauteur de cette maîtrise a quelque chose de vertigineux ; cette puissance verbale nous saisit entre ses mâchoires d’acier ; impossible d’échapper à une totale adhésion.

Malgré les faibles réserves qu’on peut faire, qui ne sont valables que pour une partie des poèmes, et à la seule condition qu’on prenne la perfection même pour mesure, – ce recueil vaut infiniment mieux que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des poèmes actuels (et encore !) ; celui qui voudrait l’ignorer ne peut prétendre faire partie des rares personnes s’intéressant encore à la poésie de langue allemande. Un tel individu passerait à côté de ce qui compte : les problèmes nouveaux, toujours plus nombreux, qui se posent à celui qui s’élève aux frontières du possible (à celui qui va sans cesse au devant de difficultés nouvelles et qui ne s’accorde jamais aucun repos, ni ne pavoise, sur la base de ce qui est déjà atteint ; que l’on pense à Cézanne). Ni Mallarmé ni Valéry non plus n’existent pour ce genre de personne. S’il y avait eu une même base culturelle, Karl Kraus eût sans doute acquis la même célébrité qu’un Valéry ou un Mallarmé, et pour des motifs aussi légitimes.

Presque tout ce qui s’écrit relève de l’enfantillage en face d’une telle œuvre.

Karl Kraus appartient à cette catégorie de personnages dont il est dit : « Il ne s’est pas réveillé, parmi ceux qui sont nés de femmes, de plus grand – »  . Les autres, les plus grands (mais qui, aujourd’hui, est plus grand?) ne sont pas seulement nés de femmes, mais de corps plus anciens, plus durables, plus proches des éléments, de la terre, des rivières ; leur naissance était moins évidente, c’est la raison pour laquelle ils s’élèvent davantage. Karl Kraus n’était guère que : eau et esprit. Dit plus simplement : il n’y avait pas, chez Karl Kraus, un manque de force créatrice mais un excédent de force créatrice ; ce qui faisait défaut, ce sont les connexions.

Mais ceci également n’est pas à prendre sans réserve, car :

Tremblant d’une longue joie extatique, une vive clarté inonda subitement mon visage éprouvé. 8

Et le poème « Celui qui meurt » 9 s’achève avec cette strophe (que l’éditeur a, de manière avisée, placée en fin de volume) (Dieu parle à l’homme venu devant lui pour faire le point et mettre un terme à son existence) :

Marchant dans les ténèbres, tu savais ce qu’est la lumière.

A présent te voilà, tu me regardes en face.
Tu t’es retourné pour chercher mon jardin.
Tu restais vers la source, cette source à laquelle tu retournes.
Le jeu de la vie ne t’a point égaré.
Désormais mon Homme, tu ne devras plus attendre.

La dernière ligne, avec cette formule inattendue « mon Homme » qui parodie l’expression usuelle « mon Dieu », ne serait-elle pas la trouvaille la plus délicate jamais faite par un poète ?

***

Et si, ayant lu ces commentaires, quelqu’un devait objecter qu’ils ont, dans l’ensemble, quelque chose d’indécis, que mon jugement ne lui semble pas assez explicite ? Le critique ne doit-il pas exprimer une opinion qui soit noire ou blanche, ou bien une opinion qui soit, en quantités égales, noire et blanche – proportions qui correspondraient aux notes à l’école ? Le rôle de la critique est-il de ce genre ? L’exactitude mérite toujours, en toutes choses, l’éloge le plus soutenu. Mais l’exactitude n’est pas toujours de l’exactitude ; dans bien des domaines, celle qui saute aux yeux n’est pas la vraie, elle n’y conduit même pas. Quand il s’impose à nous, quand il va de soi, le jugement peut bien être porté avec la précision du nombre ! (On ne se soucie pas de savoir si, dans une décennie, le chiffre sera remplacé par un autre et, dans la suivante, par un autre encore.) Mais pour l’essentiel, la dimension de la critique d’art, si elle est sérieuse, est d’une nature totalement différente – cette dimension n’est pas mesurable. Un grand critique actuel a intitulé ses œuvres «Approximations» 10, je pense que ce titre à lui seul mérite notre attention, même si nous ne savons rien du contenu de ces livres (étant bien entendu que le terme n’a pas été trouvé au hasard) : ce titre ne donne rien de moins que la définition de ce que devrait être la bonne critique d’art. (Nous faisons abstraction de la polémique qui est un genre en soi.) Une vague approche de ce qu’est l’œuvre d’art, à travers l’élan propre du critique – voilà vers quoi nous devrions tendre.

Mais les poèmes de Karl Kraus ont une particularité : ils nous obligent à les affronter corps à corps, comme c’est rarement le cas. Ils nous apparaissent sous tel angle, puis sous un autre, et jamais ne se pose la question de leur valeur ou de leur nullité, et jamais nous ne pouvons renoncer à notre profonde admiration : la décision ne se prend que là-haut, entre les dernières marches (même sur l’ultime marche s’accumulent nombre de décisions, un nombre infini : pour que le plateau le plus haut s’étende prodigieusement !…) À telle distance, les poèmes semblent pâles ; à telle autre, ils prennent des couleurs qui recouvrent tout ; es-tu capable d’entendre le texte ? Il te saisit brusquement avec une force colossale ; tu auras toujours affaire à une grande simplicité, le chemin est libre – mais partout sont cachées des embûches. Elles sont rares les œuvres où, après une première lecture sans difficultés, tant de choses nous échappent. Souvenons-nous de Valéry : il avoue qu’un texte qui ne lui offre aucune résistance ne peut plus l’intéresser.

(1939)

(Traduit de l’allemand par Antonin Moeri. Inédit).

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