Le Passe Muraille

Les livres cultes ne sont plus ce qu’ils étaient

    

À propos de L’Attrape-coeurs de J.D. Salinger,

par Sergio Belluz

Cherchant quoi lire avant de m’endormir, je tombe sur une édition de poche de The Catcher in the Rye de Salinger, en version originale (L’Attrape-cœurs en français), que j’avais lu il y a très longtemps et qui, apparemment, ne m’avait pas autant frappé que les millions de lecteurs (et de lectrices ?) qui en ont fait un best-seller mondial dans la catégorie « Roman jeunesse », un livre culte pour plusieurs générations, au même titre que Le Grand Meaulnes (1913) d’Alain-Fournier avant lui et la saga Harry Potter de Rowling plus près de nous.

J’ai vérifié : The Catcher in the Rye est paru en 1951.

Je comprends mieux la fascination qu’a exercé longtemps ce petit roman : la narration est faite par un adolescent, et ce point de vue a dû toucher directement tous les adolescents américains de cette époque et au-delà.

Il faut dire qu’aux États-Unis, le teenager est devenu, dans les années cinquante, une donnée sociologique, c’est à dire un nouveau consommateur, un nouveau segment de marché, un nouveau public-cible pour un capitalisme toujours en expansion.

C’est ce qui explique l’apparition de l’adolescence au cinéma, par exemple, avec des films destinés à ce public spécifique, entre les multiples comédies musicales avec Judy Garland et Mickey Rooney, les nanars sur la vie aventureuse de groupes d’ados ou encore Giant (1956) de George Stevens avec James Dean, l’archétype du teenager qui se cherche. Une sorte d’âge d’or ado qu’on peut parfaitement percevoir dans la reconstitution de ces années 50-60 par la comédie musicale Grease (1971) devenue film à succès en 1978, par American Graffiti (1973) de George Lucas tout comme par la célébrissime sitcom Happy Days (1974).

C’est aussi ce nouveau public-cible qui, plus tard, sera à l’origine de tas de comédies du réalisateur John Hughes avec la jeune rouquine Molly Ringwald, ainsi que de toute une série de films plus ou moins trashs autour du pucelage/dépucelage de quantités de jeunes héros et héroïnes, sans omettre le succès de films comme Carrie (1976) de Brian De Palma, qui se passe dans une High School, l’équivalent américain du lycée.

On n’oubliera pas non plus les productions Disney, avec sa fabrique de sitcoms doucereuses et artificielles ciblées sur les adolescents – le rire en boîte y est permanent et le jeu des acteurs caricatural pour ne pas dire factice – qui sont à l’origine de grandes vedettes mondiales qui, une fois finie l’adolescence et les séries nunuches, s’émancipent dans tous les sens du terme pour garder leur segment de marché : afin de casser leur image d’enfants sages et toucher un nouveau public-cible, on les sexualise à outrance dans des clips extrêmement racoleurs, et ce ne sont pas Britney Spears, Justin Timberlake ou Miley Cyrus, anciennes stars de l’Usine Disney, qui me contrediront.

Un teen narrateur

Pour en revenir à The Catcher In The Rye, c’était un ton neuf à l’époque, avec quelque chose d’insolent qui a tout de suite plu dans ce narrateur adolescent dont l’écriture, dans sa fausse informalité, créée par des sortes de balises lexicales placées ça et là dans la phrase – je les mets en gras – , retranscrit littérairement, en jouant sur les registres, la langue informelle, très datée, dont les collégiens américains se servaient alors pour se différencier des parents qui, de toute façon, ne les comprenaient pas.

Le Mystère Salinger – pas d’interviews, pas de photos, et on ne sait pas grand-chose de lui – a fait le reste.

En anglais, le roman commence par:

If you really want to hear about it, the first thing you’ll probably want to know is where I was born, and what my lousy childhood was like, and how my parents were occupied and all before they had me, and all that David Copperfield kind of crap, but I don’t feel like going into it. In the first place, that stuff bores me, and in the second place, my parents would have about two hemorrhages apiece if I told anything pretty personal about them. They’re quite touchy about anything like that, especially my father. They’re nice and all – I’m not saying that – but they’re also touchy as hell. 

Ma traduction :

« Si ça vous intéresse vraiment, la première chose que vous vous demanderez c’est où je suis né et quel type de foutue enfance j’ai eue, et comment s’occupaient mes parents et tout ça avant de m’avoir, et tout ce genre de connerie à la David Copperfield, mais j’ai pas envie de me lancer là-dedans. Primo, ce genre de trucs ça m’ennuie, et secondo mes parents auraient deux hémorragies chacun si je racontais quoi que ce soit de vachement personnel sur eux. Ils sont plutôt soupe au lait sur un truc comme ça, surtout mon père. Ils sont gentils et tout ça – je dis pas – mais ils sont aussi sacrément soupe au lait. »

Plus loin, le narrateur parle de son école privée:

Anyway, it was the Saturday of the football game with Saxon Hall. The game with Saxon Hall was supposed to be a very big deal around Pencey. It was the last game of the year, and you were supposed to commit suicide or something if old Pencey didn’t win. I remember around three o’clock that afternoon I was standing way the hell up on top of Thomsen Hill, right next to this crazy cannon that was in the Revolutionary war and all.

Ma traduction :

« Bref, c’était le samedi du match de football avec Saxon Hall. Le match avec Saxon Hall était censé être un truc super important à Percey. C’était le dernier match de l’année, et on était censé genre se suicider si le bon vieux Percey ne gagnait pas. Je me rappelle que vers trois heures cet après-midi-là j’étais sur le foutu sommet de Thomsen Hill, juste à côté de ce canon débile utilisé dans la guerre de la Révolution et tout ça. »

 Le champ de seigle et tout ça

Le titre original, The Catcher in the Rye vient d’une chanson mentionnée dans le livre.

C’est dans le chapitre seize, où le héros, Holden Caulfield, a abandonné sa Prep School – une école privée pour gosses de riches, l’équivalent américain d’une boîte à bachot – autour de Noël.

En fait, il en a été viré et se retrouve seul à New York, parce qu’il ne veut pas tout de suite rentrer chez lui. On suit ses errances et ses rencontres dans son long monologue adressé au lecteur :

It wasn’t as cold as it was the day before, but the sun still wasn’t out, and it wasn’t too nice for walking. But there was one nice thing. This family that you could tell just came out of some church were walking right in front of me – a father, a mother, and a little kid about six years old. They looked sort of poor. The father had on one of these pearl-grey hats that poor guys wear a lot when they want to look sharp. He and his wife were just walking along, talking, not paying attention to their kid. The kid was swell. He was walking in the street instead of on the sidewalk but right next to the kerb. He was making out like he was walking a very straight line, the way kids do, and the whole time he kept singing and humming. I got up closer so I could hear what he was singing. He was singing that song, ‘If a body catch a body coming through the rye’. He had a pretty little voice. He was just singing for the hell of it, you could tell. The cars zoomed by, brakes screeched all over the place, his parents paid no attention to him, and he kept on walking next to the kerb and singing ‘If a body catch a body coming through the rye’. It made me feel better. It made me feel not so depressed anymore.

Ma traduction :

« Il ne faisait pas si froid que le jour avant, mais le soleil n’était toujours pas apparu, et ce n’était pas très sympa pour se promener. Mais il y a eu un truc sympa. Cette famille qu’on pouvait voir qu’elle venait de sortir de l’église et qui marchait juste devant moi – un père, une mère, et un petit gosse d’environ six ans. Ils avaient l’air plutôt pauvres. Le père portait un de ces chapeaux gris perle que portent beaucoup les gars pauvres quand ils veulent avoir l’air bien mis. Lui et sa femme étaient juste en train de marcher, ils causaient, ils surveillaient pas leur gosse. Le gosse était super. Il marchait sur la route et pas sur le trottoir mais juste à côté de la marche. Il faisait comme si il était en train de marcher sur une corde raide, comme font les gosses, et il arrêtait pas de chanter et de fredonner. Je me suis rapproché pour entendre ce qu’il chantait. Il chantait cette chanson, ‘Si un corps arrête un corps qui sort d’un champ de seigle. Il avait une jolie petite voix. Il chantait ça juste comme ça, on voyait bien. Les voitures passaient à ras, les freins crissaient dans tous les sens, ses parents ne s’occupaient absolument pas de lui, et il continuait à marcher le long du trottoir et à chanter ‘Si un corps arrête un corps qui sort d’un champ d’oseille’. Ça m’a fait me sentir moins déprimé du coup. »

Le titre ? Tout un poème

Dans mon édition Penguin, c’est aux pages 179-180 qu’on apprend la vraie raison du titre The Catcher In the Rye, dans un passage où le narrateur, Holden Caulfield, s’adresse à sa soeur Phoebe :

You know that song “If a body catch a body comin’ through the rye” ? I’d like –

‘ It’s “If a body meet a body coming through the rye”! old Phoebe said. It’s a poem. By Robert Burns.’

She was right, though. It is ‘If a body meet a body coming through the rye’. I didn’t know it then, though.

‘I thought it was “If a body catch a body”, I said. ‘Anyway, I keep picturing all these little kids playing some game in this big field of rye and all. Thousands of little kids, and nobody’s around – nobody big, I mean – except me. And I’m standing on the edge of some crazy cliff. What I have to do, I have to catch everybody if they start to go over the cliff – I mean if they’re running and they don’t look where they’re going I have to come out from somewhere and catch them. That’s all I’d do all day. I’d just be the catcher in the rye and all. I know it’s crazy, but that’s the only thing I’d really like to be. I know it’s crazy.’

Old Phoebe didn’t say anything for a long time. Then, when she said something all she said was, ‘Daddy’s going to kill you.’”

Ma traduction :

« Tu sais, cette chanson ‘Si un corps attrape un corps qui sort d’un champ de seigle ? J’aimerais –

« C’est ‘Si un corps rencontre un corps qui sort d’un champ de seigle ! me dit ma vieille Phoebe. C’est un poème. De Robert Burns. »

Elle avait raison, donc. C’est bien ‘Si un corps rencontre un corps qui sort d’un champ de seigle. Mais je ne le savais pas alors, donc.

« J’ai cru que c’était ‘Si un corps attrape un corps’, j’ai dit. « De toute façon, je continue à voir tous ces petits gosses en train de jouer une partie de quelque chose dans ce grand champ de seigle et tout ça. Des milliers de petits gosses, et il n’y a personne – pas de grands, je veux dire – sauf moi. Et je suis juste sur le bord d’une falaise débile. Ce que je dois faire, c’est que je dois attraper tout le monde s’ils commencent à s’approcher du bord de la falaise – je veux dire que s’ils sont en train de courir et  qu’ils ne regardent pas où ils vont je dois surgir de quelque part et les attraper. C’est ce que je ferais toute la journée. Je serais juste l’attrapeur du champ d’oseille et tout ça. Je sais que c’est dingue, mais c’est la seule chose que j’aimerais être. Je sais que c’est dingue. »

Ma vieille Phoebe n’a rien dit pendant un bon moment. Et puis, quand elle a dit quelque chose, elle a dit : « Papa va te tuer. »

L’Attrape-cœurs, un attrape-nigaud ?

À la relecture, j’ai de la peine à comprendre comment ce roman a pu être classé dans les cent meilleurs du XXe siècle. Je le trouve assez fabriqué, truqué même: si la chanson du gosse déjà évoquée dans le chapitre seize est reprise dans cette scène entre Holden Caulfield et sa sœur, c’est qu’il faut bien conclure et caser une explication pour qu’on puisse comprendre le sens du roman et faire le rapprochement entre la chanson et les rêvasseries du collégien, sa peur de grandir, son immense ennui, sa recherche de sens, son désespoir, peut-être, son vague à l’âme en tout cas, son blues, allons-y carrément.

Or justement, cette chanson, l’élément-clé du roman – ce qu’on appellerait un révélateur en photographie – est introduite de manière artificielle : si la sœur du héros est une surdouée apparemment capable de corriger une citation d’un poète écossais du XVIIIe, on se demande bien comment un gosse de six ans d’une famille modeste de New York peut connaître et chantonner ces mêmes vers, ou alors le niveau scolaire newyorkais des années 50 était assez exceptionnel.

De même, dans la construction de l’histoire, les seules vraies péripéties sont uniquement dues aux diverse rencontres de cet ado le long de son périple – comme une Odyssée aux petits pieds, au final, Holden revient au luxueux duplex parental – qui permettent à Salinger de faire un portrait sarcastique (et vide, de mon point de vue) de camarades de classe, de professeurs, de chanteuses de cabaret, de prostituée, des personnages qui n’apportent strictement rien à l’histoire de cet adolescent.

Une autre possibilité, qui expliquerait avantageusement les incohérences du récit, serait de partir du postulat qu’on est dans un delirium tremens de l’adolescent narrateur. Il y a des points de ressemblance avec le côté errance-alcoolisée-en-quête-du-sens-de-la-vie-avec-tentation-suicidaire d’Under The Volcano (1947) de Malcolm Lowry, un roman tout aussi culte, mais parfaitement cohérent celui-là, et d’une construction extrêmement complexe, sans parler de sa narration, d’une richesse et d’une écriture autrement plus subtile.

On se dit surtout que The Catcher in the Rye, porté aux nues par plusieurs générations d’adolescents américains d’après-guerre qui se sont identifiés au rebelle Holden Caulfield, fils d’avocat, étudiant de boite à bachot de luxe et habitant un duplex dans le New York chic – on est loin de West Side Story – est d’abord et surtout un roman-culte pour plusieurs générations d’adolescents américains blancs de classe aisée, les mêmes qui, dans leurs quartiers ou leurs banlieues chics, et pour emmerder leurs parents tout en recevant un max d’argent de poche, font du rock, se biturent et fument de l’herbe avant de poursuivre leur existence en tant qu’adultes privilégiés…

D’où, pour moi, ce sentiment d’agacement pour ce récit un peu artificiel, cette histoire de fils à papa gâté qui peut se permettre de rater ses études et de faire passer ça pour une quête métaphysique.

©Sergio Belluz, 2021, le journal vagabond (2019).

 
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3 Comments

  • Sergio dit :

    Dans mon cas, ma lecture plus mûre confirme ma lecture adolescente: je ne croche pas et ca ne semble très fabriqué. Remarquez, Gio, qu’il y a des livres que j’ai mieux appréciés plus tard. Il n’y a pas de règle, heureusement

  • Gio Bonzon dit :

    Merci pour cet article très intéressant. J’ai dû lire ce roman au collège ou en première année de gymnase et c’est vraiment intéressant de le voir différemment , avec les yeux et le cœur d’un adulte. Si les impressions changent est-ce que parce que l’adolescence est définitivement oubliée ? La maturité efface-t-elle la candeur? Peut-être. À relire donc pour comparer.

  • Phban dit :

    Il est vrai que le jeune narrateur est passablement agaçant, mais n’est-ce pas le propre de l’adolescence? Je vous trouve sévère avec ce roman d’errance, au petit pied peut-être mais comme agrandie par des yeux écarquillés.
    Et il ne semble que rye signifie plutôt seigle ?
    Merci en tout cas de nous replonger dans l’époque des “teens”.

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