Le Passe Muraille

Les grands-pères

«Les grands-pères sont les maîtres, les véritables philosophes de tout être humain, ils ouvrent toujours en grand le rideau que les autres ferment continuellement», écrit le monstre d’Ohlsdorf (dont le corps, enveloppé d’un linceul blanc, repose dans le cimetière de Grinzing) dans un livre qui n’est pas un livre de souvenirs (dieu merci!) mais une tentative de faire surgir, de manière qu’on dirait presque involontaire, des images ou des minutes de l’enfance. Une tentative de mettre en scène (avec une rigueur logique et la précision des sciences physiques) des épisodes de son passé en accordant la plus grande importance à des détails qui n’en avaient pas autant à l’époque où le gamin n’avait que huit ans.

Comme le laissent entendre les lignes citées plus haut, le grand-père maternel a joué un rôle décisif dans l’évolution de celui qui deviendra «l’infatigable faiseur de scandales». Il fut celui qui a constamment défendu l’enfant que sa mère traitait de menteur, de fripouille, de semeur de brouille. Il fut celui qui emmenait avec lui, dans de longues promenades, son petit-fils pour lui ouvrir les yeux, lui apprendre à poser des questions, à explorer, à décrypter, à nommer les choses, les êtres, les phénomènes, les odeurs, les saveurs. Si je me suis permis d’évoquer ce grand-père tant aimé et admiré par un petit-fils à la fois fragile et intrépide, c’est que, dans un moment d’indécision, d’abattement pour cause de chaleur lourde, pâteuse, écrasante d’un après-midi de canicule, je ne trouvai pas la force de me lever et d’entreprendre quoi que ce fût.

Je fixai longuement le plafond de ma chambre en songeant aux pages que je venais de lire avant un bref assoupissement. «Essaie de songer à tes propres grands-pères! Auraient-ils, eux aussi, joué un si beau rôle dans ton existence?» J’ai alors revu la baignoire remplie d’eau savonneuse, à la surface de laquelle flottaient des cheveux ou des poils et dans laquelle je me suis trempé en pensant que mio padre avait pris un bain. Je ne savais pas qu’en réalité c’était le père de mon père qui avait pris son dernier bain avant de mourir quelques semaines plus tard, vaincu par le cancer digestif qui le rongeait. Me suis demandé si ce moustachu aux costumes bien taillés m’avait appris à poser des questions, à déchiffrer le comportement des êtres humains ou à donner un nom aux insectes, aux nuages, aux couleurs, aux fleurs. Je n’ai pas souvent vu cet ancien facteur des postes qui est mort lorsque j’avais neuf ans et qui avait voulu m’apprendre autre chose.

Il avait voulu m’apprendre à déguster les glaces que j’avais tendance à engloutir voracement tant me plaisait le goût de myrtille ou de pistache et tant l’excitation grandissait en moi dès que je tenais en main un cornet à sorbet. Mange plus lentement! Voyons! Laisse-la fondre doucement sur ta langue! Tu dois la déguster et pas la dévorer comme un goinfre! Je ne crois pas avoir obéi aux injonctions de ce dandy à lunettes ovales et la manière qu’il eut de m’adresser la parole m’intrigua. Pour quelle raison devais-je à tout prix me délecter comme lui l’entendait? Était-ce parce qu’il m’avait payé cette glace? Mais alors, ce que voulait cet homme c’est que je tire un profit maximum du cadeau qu’il venait de me faire. Peut-être souffrait-il de voir disparaître aussi rapidement le sorbet dont il aurait, lui, prolongé le plus longtemps possible l’exquise saveur en faisant claquer sa langue contre son palais avec un bruit gourmand et appliqué.

Quant au père de maman, banquier ayant repris, après mariage avec ma grand-mère, la direction d’une entreprise viticole, je n’ai guère pu lui vouer un amour véritable. S’il ne m’a pas initié au plaisir des mots de la langue française, peut- être a-t-il (avec d’autres) éveillé en moi le goût pour une langue qui était celle de ma mère. Il ne m’a jamais pris sur ses genoux ni emmené dans une exploration de la forêt. Il ne m’a jamais parlé de la vie qu’il avait menée à Zurich quand il habitait au bord de la Limmat et qu’il se rendait chaque jour, sauf le week-end, dans l’établissement bancaire où il aurait accompli de mirobolants exploits. Il ne m’a jamais porté sur son dos ni donné la main pour monter dans un train et voyager à travers l’arrière-pays. Il ne m’a jamais offert une assiette de frites à un âge où les moutards voudraient que grand-papa leur offre une assiette de frites. Il n’a jamais fredonné à mon oreille une joyeuse chansonnette. Il ne m’a jamais réveillé à l’aube pour monter dans sa Chevrolet et partir à l’assaut des Alpes dardant tout là-bas leurs pics étincelants. Il n’a jamais répondu aux questions qu’un enfant aurait pu lui poser. Il n’a jamais désigné du doigt une ortie ou un frelon et développé, à propos de cette ortie et de ce frelon, une explication que son petit-fils attendait de lui fébrilement.

En y songeant à l’instant, je ne puis m’empêcher de poser la question: Que serait-il advenu de moi si le ciel m’avait donné un grand-père capable de me dire d’où les choses sont issues, comment les bêtes viennent au monde, pourquoi les clochers n’ont pas tous la même forme? Il m’arrive d’imaginer un grand- père avec lequel je serais resté des heures au bord d’un étang, d’un lac ou d’une rivière, les yeux fixés sur quelque chose qui nous aurait dépassés, sur ce qu’il y aurait eu de plus éminent, de plus marquant. Un grand-père déclarant à son petit-fils: Il y a trop de médiocrité autour de nous, trop de bassesses, tu devras éviter à tout prix les gens sournois, hypocrites et toujours garder les yeux fixés sur une cime. Sur quoi, le gosse n’aurait pas manqué de demander où se trouvait cette cime, quelle hauteur elle avait, comment on pouvait y accéder.

Pépère se serait-il alors lancé dans un long discours sur l’origine provençale du mot «cime» qui désignait l’extrémité d’une tige avant de désigner un sommet? Aurait-il expliqué au pitchoun qu’il n’y avait pas, sur cette terre, que le véritable sommet des Alpes étincelantes se dressant au loin mais qu’à ces sommets on pouvait, par glissement, associer une idée de grandeur? Et en comparant ces deux réalités, aurait-il fait sentir au môme la puissance des mots et leur pouvoir de susciter des émotions?

Le ciel ne m’a pas donné un grand-père de ce genre, il m’a donné un admirateur de Churchill, dont les Mémoires étaient posées sur sa table de nuit. Il m’a donné un fan de l’homme d’État britannique. Il m’a donné un libéral qui avait superbement développé les qualités les plus adaptées pour évoluer avec aisance au sein de la banque privée où il a promptement gravi les échelons… Les enfants de sa fille ne l’intéressaient pas et il avait plutôt tendance à redouter, chez eux, le développement de mauvais penchants.

Ainsi a-t-il bientôt vu en moi un voleur irrécupérable parce que j’avais subtilisé un billet de 100 CHF dans la grosse pile traînant sur son bureau, destinée aux salaires des employés de l’entreprise viticole que l’admirateur de Churchill avait accepté de diriger après son alliance avec ma délicieuse grand-mère. Or ce billet de 100 CHF reproduisait, à l’époque, l’image d’un petit berger tenant dans ses bras un agneau et c’est pour la raison suivante que je me suis emparé de ce billet: mon projet était de copier sur une feuille l’adorable pâtre serrant contre sa poitrine l’agneau craquant. Je ne connaissais pas la valeur ni l’usage de l’argent en circulation et, à aucun moment, je n’ai songé au possible achat de je ne sais quel jouet, caramel ou livre d’images.

Comment ne me serais-je pas senti injustement accusé par cet élégant sieur propriétaire d’un pistolet que j’avais, un jour, découvert dans le tiroir de sa table de nuit? D’un geste culotté, j’ai attrapé cette arme de poing relativement lourde et dont le froid du métal m’a saisi. Me suis demandé pourquoi Opapi gardait dans le tiroir de sa table de nuit cette arme à feu que je croyais réservée aux gangsters, aux mafieux et autres massacreurs croisés dans les bandes dessinées de ce temps- là…

C’est ainsi que, continuant de fixer le plafond de ma chambre et ne désirant plus me lever pour entreprendre quoi que ce fût, j’achevai mon escapade mémorielle en me disant qu’aucun de mes grands-pères n’avait joué le rôle que le grand-père maternel avait tenu dans la vie du monstre d’Ohlsdorf dont le corps, enveloppé d’un linceul blanc, fut déposé dans un cercueil en bois non travaillé. Dans ma propre saga, ce rôle fut attribué à un autre personnage.

A.M.

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