Le Passe Muraille

Les doutes de la vieille dame

   

À propos d’Elizabeth Costello de J.M. Coetzee

par Claire Julier

 

Je ne sais pas ce que je pense. Je me demande souvent ce que c’est de penser, de com-prendre. Comprenons-nous vraiment mieux le monde que ne le font les animaux? Comprendre quelque chose me fait penser à ces cubes Rubik avec lesquels on joue. Une fois que vous avez réussi à mettre en place toutes les petites briques, le tour est joué. Cela n’a de sens que si vous vivez à l’intérieur d’un cube Rubik, mais si tel n’est pas le cas…

Les trois quarts de sa vie ont passé. Elle a soixante-six ans, bientôt soixante-sept. Elle accuse son âge, vieille, fatiguée, sans coquetterie, sans personnalité extérieure définie. Sa renommée d’écrivain est apparue avec son quatrième livre, La maison de la rue Eccles, dans lequel elle prête une autre vie à Marion Bloom, femme de Léopold Bloom, personnage central d’Ulysse de James Joyce parce que « certains livres sont si prodigieusement inventifs qu’il y a tout un matériau qui subsiste à la fin, un matériau qui vous invite à le reprendre et à l’utiliser pour en construire quelque chose qui vous est propre. » Malgré sa reconnaissance publique, elle continue de courir le monde, de recevoir des prix, de prononcer des discours, tantôt en Pennsylvanie, tantôt en Afrique ou encore dans le lieu de l’attente après la mort.

Elizabeth Costello ne cherche pas à plaire, à séduire, ni même à convaincre. Elle cherche simplement à dire avec des mots — toujours avec la même opiniâtreté — son interrogation sur le monde. Elle n’hésite pas à utiliser des syllogismes pour exposer —sans démonstration, sans argumentation rigoureuse —ce qu’elle a en tête, blasphème les idées reçues, se gausse des théories sur le roman africain, compare sans souci de choquer l’abattage des animaux à la Shoah.

«Je suis écrivain, marchande de fictions. Je n’entretiens que des croyances provisoires: des croyances immuables seraient des obstacles sur ma route. Je change de croyances comme je change de logement ou de vêtements, selon mes besoins. » Elle ne cherche pas l’adhésion du public —universitaires, croisiéristes, « personnes éclairées qui prennent leurs loisirs au sérieux», sociétés savantes.

Plus elle avance en âge, moins il lui semble qu’elle sait. Elizabeth Costello ignore où elle en est, où elle va. Elle ne croit pas en la force irrépressible de l’esprit humain; elle suit le cours de sa pensée, piétinant les dogmes, tenant des discours qui hérissent les doctes, incapable de faire semblant. Elle est écrivain, non penseur, mais elle pense à sa manière, une pensée constante en construction.

Les autres — leur regard sur elle — ne la troublent pas. Ils sont pris parfois de pitié ou de mépris ou d’inconfort devant son manque de rigueur scientifique. Elle ne peut s’en empêcher, vit à son rythme, au rythme de ses incertitudes.

Pétrie d’humanisme, de culture grecque, elle ne com-prend pas — n’a jamais com-pris — un monde d’idées qui dénie le corps, qui dénigre le coeur. Les descendants de Descartes analysent froide-ment sans sentir, certifient ce qu’ils affirment avec un enchaînement d’articulations serrées, hors de la vie, de la vraie.

Elle, Elizabeth Costello, elle est dans la vie, au risque de soulever l’incompréhension; elle se souvient de ce qui l’a forgée, accomplit ce qu’elle éprouve sans se soucier de la notion de bien, de mal, donne son corps par compassion si cela lui paraît essentiel. Tant pis, si elle dérange, si elle ébranle.

Rien à prouver, mais à éprouver comme elle l’écrit dans ses romans. « Elle écrit au sujet du sexe, au sujet de la passion et de la jalousie et de l’envie avec une pénétration qui m’ébranle. C’est absolument indécent » pense son fils.

Si le roman « signifie la forme d’écriture qui n’a pas de forme, qui n’a pas de règles, qui formule ses propres règles à mesure qu’elle se constitue,» J.M. Coetzee utilise tous les possibles offerts. Il nous fait passer d’où nous sommes, c’est-à-dire de nulle part jusqu’à l’autre rive, celle de la fiction. Provoquant le lecteur à la manière de Diderot, lui demandant sous couvert de discours austères prononcés devant des milieux guindés, une autre lecture, un autre acte de lecture. Dans un monde où le mal et la mort règnent, quelles sont les limites de l’artiste ? Quels liens ambigus s’instaurent entre créateur, objet créé et sujet regardant?

C. J.

J.M. Coetzee. Elizabeth Costello, Huit leçons. Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis. Seuil, 309 pages

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