Le Passe Muraille

Les chiens écrasés

Texte inédit

de Bruno Pellegrino

Je devrais arrêter de prendre le train, à chaque fois c’est pareil et impossible de me raisonner, à chaque fois c’est l’angoisse de tous ces journaux étalés, ces «gratuits» disent-ils et qui m’angoissent, ces histoires effroyables et les gens qui lisent ça juste après leur petit déjeuner, bébés dans des toilettes sordides stars déchues forcenés dans des supermarchés prêtres pédophiles vieux mort solitaire depuis trois mois dans son deux-pièces, et les gens qui les lisent disent c’est pas possible les gens sont fous.

Je devrais arrêter de prendre le train parce qu’impossible de me réfréner, j’ai beau faire et beau dire, il suffit que la personne en face de moi repose son journal pour que je me jette dessus et lise avec une épouvantable délectation les anecdotes tristes, les gros titres et les hauts faits de mon époque, et si je m’écoutais dans ces moments-là, je débarquerais un de ces quatre matins avec mon fusil d’assaut et on parlerait de moi dans le gratuit du lendemain.

*

Nous travaillons dans d’effroyables conditions mais sous ce qu’ils appellent surveillance électronique, c’est-à-dire en sécurité, notre sécurité disent-ils dépend de nous et de notre bonne volonté, alors nous nous plions, nous faisons avec, de toute façon disent-ils c’est la crise et bien des gens voudraient être à notre place, alors nous disent-ils arrêtez de vous plaindre vous n’en avez pas le droit, nous sommes des privilégiés c’est vrai, assurons notre sécurité et tout ira bien – mais un de ces jours nous ferons la grève et nous séquestrerons notre patron, et tant pis si ça tourne mal.

*

Tu ne t’y attendais pas, n’est-ce pas? Tu pensais faire comme tous les soirs, rencogné incognito dans la petite pièce qui te sert de bureau, faire l’innommable devant ton écran, regarder ces innocents ces enfants que tu aimes tant et si mal. Comme tous les soirs tu as pressé le bouton d’un doigt qui légèrement tremblait d’une impatience mal contenue, tu as attendu en déboutonnant déjà ton pantalon que démarre ton ordinateur, le visage blême éclairé dans la pénombre par la lumière de l’écran, tu as jeté un petit coup d’œil par-dessus ton épaule pour vérifier que la porte était fermée. Tu trépignais, insultant la lenteur de cette saloperie de PC, jusqu’à ce qu’enfin tu puisses cliquer sur l’icône t’ouvrant la porte des ignobles plaisirs sales, et ton œil brillait pendant que tu patientais, s’est rapetissé soupçonneux en voyant le temps devenir long, s’est ouvert d’une sorte d’effroi quand est apparu à l’écran le message qui te disait connexion échouée – et alors la peur sur tes traits, tu as senti venir l’étouffement du manque, pas ce soir non ce soir j’en ai besoin de mes innocents, et ta pâleur de mort solitaire quand, la main toujours dans ton pantalon, tes yeux sont tombés sur le petit œil noir de la caméra, scintillant juste au-dessus de l’écran.

*

Ils n’ont pas apprécié le regard que leur a lancé ce type. Ils l’ont suivi et ont observé son inquiétude quand il a jeté un œil par-dessus son épaule, ils se sont approchés de lui lentement, il n’a pas osé courir. Une insulte a fusé, un coup est parti, ils s’y sont tous mis: le type s’est retrouvé au sol. Ils étaient nombreux, et pendant que certains s’acharnaient sur lui, d’autres filmaient avec leur portable, et il n’avait pas fini de saigner sur le trottoir que déjà sur internet les vidéos le montraient, sous plusieurs angles, jetant par-dessus son épaule un regard d’inquiétude.

*

Elle l’entendit à la radio, vérifia sur internet: ainsi c’était vrai, ce volcan qui fumait envoyait ses cendres vers son fils son enfant son innocent si fragile, que se passerait-il lorsqu’il aurait inhalé cet air empoisonné, dans quelles souffrances se convulserait-il? Déjà des médecins en parlaient, disaient les mots prudence mais ne pas s’alarmer, disaient attention aux personnes à risque, mon fils est-il une personne à risque, oui elle l’avait toujours su, depuis sa naissance et ses pleurs maladifs elle avait toujours eu peur qu’on le lui enlève qu’on le lui vi-le qu’on le lui tue, elle avait craint son ex-mari cet obsédé et maintenant on allait le lui étouffer, elle avait craint les inondations les tremblements de terre les incendies les fusillades de supermarché et ça viendrait du ciel comme une bénédiction à l’envers. Ah non ça non, elle éteignit la radio, courut à sa voiture et démarra en saisis-sant son téléphone pour appeler son fils et le prévenir, qu’il ne prenne pas le bus elle venait le chercher; il ne répondit pas et elle se de-manda pourquoi, elle crai-gnit le pire et quand elle vit la fillette courir sur la route elle pensa simplement, ma-ternellement: oh non cette histoire va me mettre en retard.

*

Et vous? Vous, vous vous dites en repliant votre journal que de toute façon, quoi qu’il advienne, quoi qu’il leur passe par la tête, à tous, ça finira bien par leur passer; c’est ce que vous vous dites, vous épargnant ainsi la lourde tâche d’en rire ou de désespérer.

B. P.

(Archives PA, N° 83, Juillet 2010)

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