Le Passe Muraille

Les chercheurs d’absolu

 

À propos du roman de Rose-Marie Pagnard, Les Objets de Cécile Brokerhof,

par Christian Viredaz

La recherche de l’absolu peut-elle s’accomoder des imperfections de la vie ? La foi en la grandeur de l’amour peut-elle sauver cet amour de la peur qu’il ne soit qu’une illusion de plus ? Le préserver des assauts destructeurs de la jalousie, que suscitent son intensité même et son désir de pureté ? La quête de la vérité est-elle compatible avec le réseau de «petits mensonges» où se prend qui croit s’en protéger ? Et comment vivre ensemble la soumission aux voies de l’art et de l’obéissance à la voix du désir ?

Tel est le faisceau d’interrogations qui s’inscrit en constellation dans le ciel du dernier livre de Rose-Marie Pagnard, Les objets de Cécile Brokerhof. L’approche du «mystère critique de la création», cette part essentielle de l’art qui échappe à la raison critique, au coeur de l’ceuvre dès Séduire, dit-elle (L’Aire, 1985), s’éclairait d’une lumière d’incendie dans le superbe Sans eux la vie serait un désert (L’Aire, 1988, Prix Michel Dentan 1989).

Ici, le thème de la naissance de l’oeuvre est indissociable de celui de la Rencontre: du surgissement de l’amour, où désir d’absolu et désir tout court tantôt s’allient et tantôt se combattent. Thème périlleux entre tous (on a tôt fait de le maltraiter), que Rose-Marie Pagnard maîtrise en une écriture conjuguant précision lyrique et pudeur sauvage, où chaque mot sonne juste, don rare d’une poésie au-delà de tout compromis.

Rencontre inévitable, nous est-il suggéré, entre l’écrivain Ludwig Olsen et Cécile Brokerhof, la plasticienne qui cultive son art en secret, chacun à sa manière de chercheurs d’absolu. Ludwig, habité par la fascination du Nord, qu’il associe à la pureté, la neige, la lumière, d’où doit venir «la femme blanche en dehors, blanche en dedans» qui incarnera pour lui la femme, si souvent vue en rêve qu’il ne peut que la reconnaître le jour où la vie lui en offre une semblance charnelle. Cécile, l’énigmatique stagiaire de l’atelier de dorure Adler, elle aussi quêteuse d’une perfection concrétisée par elle en ces étranges «objets» qu’elle façonne dans le secret de sa chambre. Cécile, en qui Ludwig seul reconnaît la pureté de l’être, quand les autres, trompés par l’opacité des apparences (ou celle de leur regard ?), ne voient que la femme légère dérivant d’une aventure à l’autre — ces amours plus ou moins éphémères qu’elle appelle «expériences», où la projette sa hantise de la faute originelle (la mort d’un premier frère, «tué» dans le ventre de sa mère alors qu’il n’avait qu’une année) et qui par l’obscure voie des corps sombrent aussitôt dans l’indistinct du souvenir, nourrissent sa création.

Le roman s’ouvre sur la scène fulgurante où se révèle en un éclair le démenti de l’absolu, le mensonge de la femme aimée, la brûlure de la jalousie, «l’obscurité du doute et le fracas de la destruction». On pense alors que le «début de la fin» nous est donné d’emblée, éclairant d’une lumière tragique le récit d’un amour voué à l’impossible. Cette révélation pourrait en effet signifier la fin de tout. Mais le fil du récit est donné d’emblée aussi, Ludwig est porté par «l’espoir fulgurant de s’être trompé» et la foi en la possibilité de «sauver de la destruction» non pas le rêve mais «la croyance la plus précieuse de l’humanité» qui, pour lui, s’est incarnée en Cécile. Une foi rudement mise à l’épreuve, tant pour (et par) l’un que par (et pour) l’autre. Et le récit sera précisément celui de cette épreuve, ou comment l’un et l’autre parviendront à surmonter les obstacles, révélés dès la première rencontre, par-delà lesquels ils accéderont à la rencontre véritable, la retrouvaille de l’amour, force de vie, moteur de création.

Dans le roman, l’amour triomphe, ou paraît triompher: ici le récit, prudemment, se suspend. Le lecteur peut hésiter, alors, entre la douleur de constater que la vie n’est jamais comme celle des romans (fût-ce un roman qui poursuit sans compromis, par la voie de la fiction, la quête de la vérité de cette vie même) et la confiance que pourrait faire renaître en lui cette fiction: que la réussite de la vie et de l’amour (le grand, le vrai, le seul…) est possible, malgré tous les démentis, mais dépend d’un acte de foi.

Rose-Marie Pagnard ne donne pas de réponse directe aux questions qu’elle éveille, mais fait surgir, par les armes secrètes d’une écriture onirique et intransigeante, le paysage d’ombre et de lumière, de boue et d’or subtilement mêlés («et alors la folie brille devant nous avec son fraternel sourire d’encouragement !»), où chacun peut retrouver la trace, le miroir ou l’esquisse de son propre chemine-ment. Vers quel but, la neige du Nord ou le fond noir de la mer, l’île mystérieuse ou la forêt féconde: le choix, au bout du compte, appartient à chacun, qu’il soit ou non attentif aux «signes» qui pourraient le guider.

Ch. V.

Rose-Marie Pagnard, Les Objets de Cécile Brokerhof, récit, L’Aire, 1992.

(Le Passe-Muraille, No 1, Avril 1992)

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