Les bonheurs d’un triste
L’auteur des Particules élémentaires ne s’est pas avachi sur ses lauriers. Plateforme est plus maîtrisé, moins fumeux et moins gluant: d’un terrible humour à froid.
par Pascal Ferret
Dès son apparition sur la scène littéraire française, en 1994, avec Extension du domaine de la lutte, paru chez le découvreur Maurice Nadeau, Michel Houellebecq s’est signalé par un ton singulier, mélange de crudité provocatrice et d’humour glacial sur fond de déprime assez glauque. La citation des premières lignes d’Extension en rappellera la tournure: «Vendredi soir, j’étais invité à une soirée chez un collègue de travail. On était une bonne trentaine, rien que des cadres moyens âgés de 25 à 40 ans. A un moment donné, il y a une connasse qui a commencé à se déshabiller»…
L’originalité de ce nouvel écrivain, proche à certains égards (et à cette époque…) d’un Vincent Ravalée, tenait à sa façon d’observer le nouvel univers du tertiaire et de jouer avec la «novlangue» de ce meilleur des mondes en restructuration, tout en portant un regard d’entomologiste sur ses «insectoïdes» bipèdes. Quatre ans plus tard, après pas mal d’interventions souvent polémiques dans les médias, l’écrivain quadragénaire, passé chez Flammarion entretemps, fit sensation avec un roman de plus grande envergure, Les particules élémentaires.
D’une écriture souvent jetée, et brassant une idéologie parfois nébuleuse (notamment en matière de physique ou de conjectures sur l’humanité à venir), le livre péchait surtout (à nos yeux) par sa délectation morose et la médiocrité de ses personnages, surtout féminins. N’empêche: Houellebecq parlait du monde contemporain d’une façon qui toucha des centaines de milliers de lecteurs, dans notre langue et en vingt-cinq autres.
Jubilation sardonique
Or, ce qui frappe, à la lecture de Plateforme, ce roman dont tout le monde croit savoir le contenu avant de l’ouvrir, tant on en a parlé, c’est le mûrissement considérable qui s’y manifeste aussitôt par l’écriture, très maîtrisée et reflétant, par son énergie et la qualité de son tissu, le bonheur un peu sardonique de l’écrivain et de son protagoniste, lequel se nomme Renault comme les voitures, mais se prénomme lui aussi Michel.
Ledit Michel est un cadre moyen dans le domaine culturel de la fonction publique (les pages sur les «installations» artistiques diverses ne sont pas dans un sac), il est un peu sonné au début par la perte de son père assassiné dans sa cave par le frère farouche de sa femme de ménage (et amante), aussi embarque-t-il avec Nouvelles Frontières vers les horizons bleutés de la Thaïlande, plus ou moins intégré à un groupe où voisinent tel vieux consommateur de chair exotique, tels écolos naturopathes, telles belles plantes en chasse, telle féministe «concernée», tels bidochons en retraite ou telle charmante Valérie qu’il le relancera qu’après leur retour à Paris, mais laissons le lecteur découvrir l’amour intense qui s’ensuit.
Entre Balzac et Simenon
En exergue de Plateforme, Houellebecq inscrit ces mots de Balzac: «Plus sa vie est infâme, plus l’homme y tient; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants.» Tant qu’il est seul, Michel, qui dira plus loin qu’«en l’absence d’amour, rien ne peut être sanctifié», pourrait être déclaré l’«homme sans qualités» version 2001, se trouvant lui-même plutôt inutile, lâche et conditionné. «Dans la plupart des circonstances de ma vie, j’ai été à peu près aussi libre qu’un aspirateur.» On s’attache néanmoins à lui à proportion de son humour à froid, de sa lucidité désenchantée et de son côté naufragé à la Simenon, puis il rencontre Valérie et cela va mieux.
Comme leurs affaires solidarisaient César Birotteau et sa raisonnable épouse, le projet de «plateforme , programmatique pour le partage du monde» en matière de tourisme sexuel, auquel participent Valérie et Michel, combine le professionnel et l’agrément et valent, au lecteur, un début de traité sur les mœurs de l’époque et la relance de l’économie touristique multinationale. Cela sans trace d’ennui!
Comme un Simenon ou un Balzac, Houellebecq s’intéresse au travail des gens et aux trajectoires sociales, ce qui est rare en littérature française d’aujourd’hui. Avec sa façon de parler du père de Valérie, paysan recyclé, ou de tel vieux révolutionnaire cubain, par opposition à tel sociologue des comportements ou à tel G.O parasite de club de vacances, Michel Houellebecq montre assez que sa révolte n’est pas que d’un cynique égotiste. Son regard sur la misère sexuelle occidentale participe d’une réflexion plus vaste sur le masochisme de notre civilisation, dont il se fait le défenseur paradoxal en positiviste «panique».
Appels à la censure
C’était prévisible, et ce n’est sûrement qu’un début: les propos tenus par certains des personnages de Houellebecq, dans Plateforme, et plus encore par lui- même, ont commencé de susciter la plus violente polémique. Première réaction dans Marianne, cette semaine, de Philippe Gloaguen, fondateur et directeur du Guide du routard. Selon lui, Flammarion aurait dû censurer certaines pages de Plateforme et il engage, pour la mauvaise image des femmes données par ce livre, toutes les lectrices à renvoyer le bouquin à l’éditeur. Parallèlement, l’édition quotidienne du Figaro d’hier consacrait une page entière à la réaction des musulmans de France, notamment, aux «propos irresponsables» tenus par Houellebecq contre l’Islam dans un entretien publié par le mensuel Lire. Le détail de «poursuites possibles» est évoqué à propos d’une éventuelle «provocation à la haine à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur religion».
Quant à François Nourissier, qui dénie la «grande subtilité théologique» des propos de Houellebecq, il ajoute qu’il ne saurait être indigné parce qu’un homme du XXIe siècle prend violemment parti contre une Eglise, une foi, une secte. «On croit rêver, dit le président de l’Académie Goncourt «Chacun a droit à sa part de véhémence, de déraison, de sagesse, de schizophrénie, bref, de liberté d’expression.» Dans un commentaire nuancé, Jean-René Van der Plaetsen relève que Michel Houellebecq, «avec une incroyable et pathétique franchise, dit la vie et les pensées de l’Européen ordinaire», et qu’il ne cherche en aucun cas à «démontrer une quelconque supériorité de l’Occidental. Au contraire, l’homme blanc qu’il décrit est condamné à disparaître.»
Trajectoire d’une particule dérangeante
Michel Houellebecq est né le 26 février 1958 à la Réunion, de père guide de haute montagne et de mère anesthésiste. Ses parents se désintéressant de lui, il est confié à sa grand-mère maternelle, communiste dont il a adopté le nom. Après une enfance en province, il obtint son diplôme d’ingénieur agronome en 1980. Son premier mariage date de la même année, dont est né son fils Etienne. Suit un divorce, une dépression et de nombreux séjours en milieu psychiatrique.
Sa carrière littéraire commence dès l’âge de 20 ans, par de la poésie, puis un essai sur Lovecraft En 1992, son premier recueil de poèmes, La poursuite du bonheur, obtient le Prix Tristan-Tzara. En 1998, il reçoit le Grand Prix national des lettres Jeunes talents pour l’ensemble de son oeuvre. Les particules élémentaires obtient le Prix Novembre en 1998, et un film est tiré d’Extension du domaine de la lutte en 1999, par Philippe Harrel. En 2000 a paru un album — Présence humaine — où ses poèmes, enregistrés par lui- même, sont mis en musique par Bertrand Burgalat (Tricatel, dist EMI). Lanzàrote, textes et photographies, fut publié par Flammarion en 2000. Michel Houellebecq, qui a épousé Marie-Pierre Gauthier en 1998, vit actuellement dans le comté de Cork, en Irlande. P.F.
Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 370 pp., en librairie.
A consulter: le site très complet qui est consacré à Michel Houellebecq: http://www.mul- timania.com/houellebecq/fr