Le Passe Muraille

Les beaux jours

(Suite autobiographique de Fabrice Pataut) 

9

L’Île Saint-Louis

 

Le déménagement qui nous a conduit 38 quai d’Orléans a repoussé loin dans le passé, avec l’aversion et le dégoût réservé aux caresses forcées, un monde fragile fait de minuscules bonheurs quotidiens. Je pourrais décrire ce monde ancien de mille manières en multipliant les détails et les points de vue. Je connais ses odeurs et ses bruits : l’odeur de la crème Citroneige que Sidonie passait sur ses mains au moment du coucher, le bruit de tissu déchiré des bandes de cire épilatoires qu’on arrache d’un coup sec derrière les rideaux des salons d’esthétique du Bon Marché où j’attendais avec un livre que ma mère ait fini sa séance. Tout, dans ce monde-là, est une affaire de chaussures cirées, de flocons de neige en coton hydrophile. On pourait l’observer évoluer derrière la vitre d’un diorama. L’été lui-même n’y est jamais orageux, ou si peu ; les hommes qui affrontent la réalité et font de vraies choses importantes et s’engagent et décident avec passion de l’avenir des autres en sont absents. C’est qu’ils vivent dans ces livres résolus et opiniâtres que je ne voudrai jamais lire et, plus tard encore, dans ceux du même genre que je n’écrirai pas. Je peux finalement réduire le charme indolent de ce monde révolu à deux images qui en donnent comme la solution concentrée : Odette en terrasse, et un baiser presque donné, semble-t-il hésitant, de l’année 1962 :

     

D’où vient cette perte et pourquoi prend-elle cette forme ? Ce n’est pas seulement la nostalgie de l’été sans fin des stations balnéaires ([8]), ni que ma mère soit venue me rejoindre à Praz-de-Molo où je passe quelques jours seul avec ma grand-mère à prendre un premier goût de l’Espagne ([9]), ni même qu’un portrait de moi apparaisse entre nous deux, posé sur la commode, comme si on ne pouvait traverser la France jusqu’au Pyrénnées sans me transporter aussi en photo et m’avoir ainsi deux fois, en vrai et en image, par colbertisme. C’est tout autre chose. Une passion adolescente qui traîne entre Odette et ma mère, déjà devinée à l’occasion de nos premières rencontres, peu de temps avant la photo espagnole, est en cause. Que s’est-il passé, quelques mois avant Praz ? Odette est allongée sur le ventre au bord d’une piscine du Sud Ouest de la France. Sans doute au nord de ce sud-là, disons à la Baule. Je cours devant pour être le premier, comme font souvent les enfants par jeu et impatience, ou alors parce qu’il est écrit qu’ils doivent s’emparer du trésor avant tout le monde, et je lui fais pipi dessus avant même de dire bonjour, résolument, conscieusement, et même, disons-le, avec phlegme. Odette sursaute sur sa serviette. On me gronde, on crie, mais bon, c’est tellement bizarre, tellement incongru. Qu’est-ce qui m’a pris ? Que faire ? Donner une gifle, et encore… s’essuyer, rire, courir sous la douche et passer outre. Surtout, personne n’a rien vu. C’est strictement entre nous trois, un futur sujet de plaisanterie. L’événement devient tout de suite cela : un événement. Il le restera pendant des dizaines d’années ; puis, pour finir, le restera toujours.

Le déménagement à Paris signifie la mort de ces choses, la fin de l’été, l’intrusion malencontreuse d’un élément mâle dans notre petit monde frais et gracieux où rien n’est jamais aussi grave qu’il n’y paraît aux yeux des étrangers. Aucune image ne saisit mieux la brutalité de cette mort-là que l’image du Leica gainé de cuir qui pose lui aussi pour la photo dans les mains d’Odette, ni que celle du mouvement figé des lèvres qui l’ont aimée, l’aiment peut-être encore en 1962, comme je l’ai pressenti dans ma vengeance transformée en épisode comique, et s’avancent pour rencontrer les miennes.

 

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