Le Passe Muraille

Les beaux jours

(Suite autobiographique de Fabrice Pataut)

 

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Les chaussures secrètes

 

L’école était au bout de la rue. Ma grand-mère m’y accompagnait chaque matin, revenait me chercher à midi, et m’y conduisait de nouveau après le déjeuner pour me récupérer vers cinq heures. Cette rue dont je fais tant de cas et à laquelle j’attribue des propriétés fondatrices n’avait rien de remarquable ; elle était sans grâce, propre et ombragée. Ce sont nos allers-retours monotones qui avaient le goût mordant de la répétition. Comme une phrase musicale, ils comprenaient des variations, des apartés, et s’enorgueillaient de minuscules fioritures connues de nous seuls : une fissure dans le macadam du trottoir ; une glycine invisible dévoilée par son seul parfum ; des portes de garage d’un noir profond, foncées comme l’ébène, sans une trace de serrure ou de poignée et qui ne s’ouvraient jamais, comme par magie, que de l’intérieur ; une fenêtre devant laquelle passait et repassait sans cesse une tête de femme avec chignon, comme si la femme eût été difforme ou sans corps, ou la fenêtre absurdement placée trop haut. La rue Delabordère était à elle seule un univers étroit et confiné dont l’existence silencieuse équivalait à celle des personnes juridiques dite « de mainmorte » — communautés religieuses, sociétés savantes — qui subsistent indépendamment des destins particuliers de leurs membres. Il aurait fallu une attention soutenue, une perspicacité hors du commun pour se soustraire à cette stabilité, s’en défaire, la considérer de l’extérieur comme un géographe des mensonges et repérer, ici ou là, une discordance, un désaccord qui la rendît soudainement indigne de son image. Ou alors aurait-il fallu que l’habitude fût rompue et la monotonie dérangée par un mouvement de la rue Delabordère elle-même, qu’une métamorphose interne trahît sans l’aide de quiconque un vilain défaut ou un péché inavouable. C’est exactement ce qui arriva quelques mois avant notre départ définitif : une irrégularité fût dévoilée, qui transforma jusqu’au quartier lui-même et recelait, bien au-delà de ses limites, des voluptés insoupçonnables.

Ma mère était revenue inopinément déjeuner avec nous et avait garé sa voiture en vitesse le long du trottoir opposé. Nous entendîmes, au moment du dessert, un énorme fracas. Le mur d’enceinte du jardin d’un immeuble en démolition était tombé sous un coup de masse asséné suite à un mouvement fautif de la grue de chantier. Le trottoir était impraticable, la voiture décapotable remplie de gravas jusqu’au tableau de bord. Le coffre arrière avait cédé et s’était ouvert sous le choc, révélant une collection de cartons crème marqués Durer, lesquels contenaient escarpins, bottines, sandales, salomés, richelieus faussement masculins, et des ballerines extra-plates à sangles et bouts transparents. Cette multiplication miraculeuse des chaussures de luxe, recouvertes de plâtre et d’éclats de brique, attira l’attention des ouvriers, des passants et des policiers. Il réveilla chez moi le goût composé de l’abondance et de la surprise. J’en prends note pour commencer sous la forme d’un dessin tardif, emprunté à la partie dessinée de la Conversion du voyageur[5].

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J’insiste sur cette affaire de chaussures pour plusieurs raisons. L’histoire du coffre a levé le voile sur un monde dont j’aurais pu acquérir une connaissance abstraite et spéculative. Seul un raisonnement ou une conjecture pénible à vérifier aurait pu m’ammener à conclure qu’il était possible d’acheter un nombre prodigieux de chaussures pour satisfaire une simple envie ou, mieux, une manie. Et puis la diversité des styles, le voisinage de matières aussi opposées que le daim et le plastique laissait supposer qu’on pouvait aller plus loin encore dans des directions tout à fait inattendues. Peut-être des chaussures en paille ou en papier, et même d’autres sans aucune vertu utilitaire, des bottines d’air, des sandales de vent. Sortir en voiture impliquait des activités très différentes des visites aux salons de thé, aux magasins, aux proches et aux amis. On pouvait, en voiture, dessiner un parcours secret à l’intérieur de Paris sans laisser de traces, sans fil d’Ariane, sans excuse à fournir, par plaisir. Et ce plaisir exclusivement féminin, gagné et pris loin des hommes, des enfants, des parents et de la maréchaussée dont le rôle est de faire suer le peuple, était drôle, profond et frais. Si ma mère avait dû dire « oui, oui… c’est beaucoup de chaussures, bon… » pour s’expliquer, on aurait su tout de suite qu’il s’agissait d’un mensonge et que cette fausse excuse tirait un second voile qui cachait son désir de gagner plus d’argent encore pour s’en acheter d’autres et les porter avec la désinvolture qu’on réserve aux vieilles bottes à la campagne.

Combien de voiles aurait-on pu ainsi actionner ? La suite n’a fourni aucune réponse satisfaisante, mais l’épisode des chaussures m’a offert à ma plus grande surprise un raccourci saisissant. Le Paris que je connaissais en cachait un autre dont je n’avais aucune idée, et si ce Paris-là, révélé par un minuscule incident, existait à mon insu, d’autres encore que j’allais bientôt découvrir pouvaient bien persister avec autant d’impunité. Le Paris des bordels, des bars louches, des boîtes mal famées et des salles de billard qui intéressait tant les lycéens que j’allais bientôt rencontrer, souvent d’une manière naïve et pédante, m’indifférerait. Je l’aurais prévu d’une manière confuse si j’avais pu me projeter deux ou trois années en avant. Ce n’est pas que je me méfiais par avance de choses dont je n’avais après tout aucune idée, c’est plutôt que l’affaire des chaussures eut l’effet d’un rempart contre la fascination pour le vulgaire et les infinies variations du genre, les vertus d’un vaccin contre le goût pour le bas. L’irrégularité, l’exception, l’anomalie, puisqu’il fallait qu’il y en eût, se devaient d’être légères, insolentes et créatrices de poses. Leur éclat, plutôt que factice, devait être impénétrable aux néophytes et le beau véritable ainsi illuminé pour quelques uns paraître aux autres étrange, impossible et vénéneux.

Je me tournais, dès l’entrée au lycée, vers la littérature introspective (Proust, Gide), somptuaire et nostalgique (Larbaud), soldatesque et lyrique (Apollinaire). J’aimais fréquenter les lieux surannés (jardins à la française, pâtisseries, salons de thés) ou alors, à l’extrême opposé, ceux qui relevaient du hype le plus codé, réservés à un club souterrain (l’Open Market dans le quartier des Halles, Givaudan boulevard Saint-Germain, l’espace Cardin). Un geste, un vêtement, un simple accessoire suffisait à révéler qu’on était membre d’un tout petit cercle. Cultiver ces gestes, accumuler ces accessoires, porter ces vêtements-là et jamais d’autres… Le corps tout entier devait s’y plier, le sourire, le buste, les doigts. Croiser les jambes, traverser la rue, s’asseoir, étaient des activités pleinement conscientes, recherchées, que de minuscules signes distinctifs venaient décorer et infléchir dans le sens de la beauté jeune et scandaleuse.

Si je devais l’exprimer en termes de chaussures, comme il sied bien évidemment de le faire, je dirais que j’allais le plus tranquillement du monde, à coup d’enjambées choréographiées, à la fois dans cette direction :

 

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autrement dit à découvert, et dans cette autre, conquérante, protégé par une armure de parade :

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