Le Passe Muraille

Les anneaux de Gros-Câlin

Lire (et relire) Gary-Ajar

par Cookie Allez

«Tout ce quej’exige, impérieusement,avec sommation et hurlements intérieurs qui ne dérangent pas les voisins, c’est quelqu’un à aimer…»

C’est incroyable comme ce faux premier roman donne envie de consoler son auteur !

L’ennui, c’est qu’on ne sait pas que l’auteur est faux, luiaussi. On est en 1974, et on ne sait rien. Sauf qu’un certain Émile Ajar vient de naître à la scène littéraire, sur laquelle il donne à son personnage principal un gros python débordant d’affection.D’ailleurs, l’histoire s’arrête pratiquement là où elle commence : pour cause de coup de foudre, un statisticien, nommée Cousin, a adopté un python, baptisé Gros-Câlin, avec lequel il partage son petit appartement. Dit comme ça, c’est un peu farfelu, mais ce n’est ni comique ni tragique. C’est qu’en réalité, il n’y avait qu’un seul écrivain, un grand écrivain en grand mal d’amour universel, pou rendre ce récit tout à la fois irrésistiblement drôle et terriblement poignant : RomainGary.

N’est-ce pas lui qui attend désespérément, tout comme Cousin le doux dingue, « la fin de l’impossible» ? Lui qui pense que « la fraternité, c’est un état de confusion grammaticale entre je et eux, moi et lui… avec possibilités» ? Lui encore qui désire, faute de mieux, une « montre qui aurait besoin de moi et qui cesserait de battre si je l’oubliais» ? Lui, toujours, qui crève de la conscience de n’être «qu’une chiure de mouche, une retombée démographique sans intérêt général» ? Lui qu’on trouve caché sous chaque phrase,avec son talent pour unique rempart contre une solitude pathétique et un chagrin indicible d’orphelin…

Lire ou relire Gros-Câlin, c’est s’offrir un de ces rares instants de grâce dans lesquels l’émotion et le rire s’engendrent mutuellement, sans qu’on puisse jamais saisir exactement dans quel ordre la chose se passe. Si on savoure Gros-Câlin avec le sourire aux lèvres, cela tient ssentiellement à l’étrangeté du langage, à l’agencement des phrases, à des confusions choisies, à des détournements du sens des mots, à des anomalies grammaticales, à une foule de microbizarreries.

Le comique de la situation, liée à la présenced’un python sous les toits de Paris, ne tient finalementque très peu de place dans l’affaire. Cette écriture dévoyée qui culbute les règles est plus qu’un jeu: elle titille la raison, elle touche les sens. Et provoque, défie, exaspère quelque chose en soi, qui semble du même ordre que cet espoir fou en la fin de l’impossible. Juste un exemple, magnifique, de ces acrobaties insolites qui donnent autant à sourire qu’à penser : « Il n’existe pas de race inférieure… car à l’impossible nul n’est tenu.»

Aucun doute, il faut lire et relire, lentement, très lentement. On se prend à rêver que Romain Gary nous ait fait un faux suicide…

C.A.

Paul Ajar. Gros-Câlin.

(Le Passe-Muraille, No 68. Février 2006)

 

 

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