Le Passe Muraille

L’Eros énergumène de Max Schoendorff

Le démiurge aux images en son antre lyonnais

Par Fabrice Pataut

Max Schoendorff avait un sens inné de la mise en scène, du décor et de la prosodie des conversations à bâtons rompus. Il vous promenait dans Lyon, vous emmenait visiter une exposition, montait à l’échelle de sa bibliothèque, et vous saviez sans doute possible que rien n’était laissé au hasard: la volée d’escaliers grimpant vers la Croix-Rousse, la toile improbable à ne pas manquer, le lever du bras, précis comme un geste de danseur, pour le plaisir d’attraper un livre de retour chez lui.

Max prévoyait tout avec une fantaisie maniaque. C’est donc avec le plaisir offert par les mises en abyme qu’on s’attache au beau documentaire de Dominique Rabourdin. On y voit Max regarder Max sous l’œil inquisiteur de Dominique observant Max parler de lui-même. Le résultat est remarquable.

Les vues de l’atelier prises par le réalisateur et photographe Rajak Ohanian, les extraits d’entretiens avec le collectionneur genevois Jean-Paul Jungo, rappellent à quel point Max était un homme immobile et multiple: le dessin, la peinture, le décor de théâtre et d’opéra convergent dans l’atelier de la rue Victor-Hugo. Max y joue le rôle d’aimant ; le montage des archives visuelles et sonores sélectionnées par Dominique Rabourdin montre à merveille comment chaque élement vient s’y placer pour subir une transformation schoendorfienne. On y découvre Max en plongée, visage impérieux, cheveux d’un blanc qui frôle la transparence, dans son capharnaüm de presses, de tiroirs, de cadres, de fleurs séchées, de pots, de statuettes africaines, de bidules et de trucs sans nom voués au fourbi. On y entend sa voix un peu haute, sa diction de conteur, lente et assurée, et la ponctuation si précise de son parler qui respectait virgules, parenthèses et points de suspension. On y rencontre bien sûr un Max lecteur de théâtre, de philosophie, de romans, d’histoire de l’art. De tout, à vrai dire, non pas tant par intérêt pour l’argument, la fiction ou le document, que par pur plaisir du verbe. Ouvrir encore et encore un livre chiné, lu, rangé, dérangé et relu, déposé dans l’immense bibliothèque de la rue Victor-Hugo qui déborde jusque dans les couloirs et déplie ses tentacules: voilà l’homme. Sûr de son projet, vêtu de noir, lunettes fonçées, jersey sans col, il avance vers le Schoendorff de demain.

Max lance les premiers mots et les laisse tomber comme un incipit sans faille : le goût du charme, le sens de la grâce nourrissent le sentiment qu’il faut rester sur place, à Lyon. La montée à Paris est un mirage. La mission, le message, si jamais ils existent, sont personnels, cultivés comme une forme de rempart contre les règles de toutes sortes, par dédain pour l’académique. Guidée par l’œil de Dominique Rabourdin, la caméra de Vartan Ohanian observe les masques, s’attarde parfois sur un détail : œil, oreille, cheveux, puis glisse sur le marbre des commodes, les loupes, les vases, les petites lunettes rondes posées sur le bureau, le courrier à ouvrir, les étagères. Sans oublier les couleurs, ces verts, roses et aigue-marines des toiles présentées à tour de rôle sur le chevalet.

Max, ce faisant, explique volontiers qu’il peint pour ne pas dire ou écrire, que ses peintures sont des machines à être vues, qu’il n’est pas un auteur et que la toile dont il accouche est aux commandes. On est plus au spectacle ou à la maternité qu’à l’atelier, face à la scène, dans l’obscurité dévolue aux spectateurs, accompagnés par sa voix. Le bruit des cordages qui souffrent, de la pluie fine, de l’eau qui goutte, du bois qui craque, suggèrent qu’on bénéficie d’une accalmie et qu’il faut en profiter pour déambuler rue Victor-Hugo parmi les livres, papiers et affiches d’un immense bâtiment lancé en pleine mer.

Et puis, entre les vierges en cire ou en plâtre peint et les équerres pendues aux clous, face à une toile, surgit inévitablement la question de l’érotisme. Max refuse l’idée que sa peinture puisse décrire, représenter ou suggérer des scènes, dont certaines seraient, par exemple, érotiques ou inaugurales. L’érotisme raconte une histoire. Comme chez Ovide, il fait dialoguer le corps et l’esprit.

Le mot caresse surgit d’une manière plutôt inattendue, et on comprend très vite que la caresse en question excède largement le domaine d’Éros. On s’élève du parquet vers la verrière, on tourne juste en-dessous à la manière d’un ventilateur, en direction des feuilles des arbres en pot et de l’empilement régulier des boîtes à cigares. On flâne devant les ceintres vides et les batteurs à œufs. C’est l’accumulation infinie des objets qui fait l’objet d’une caresse, d’une chatterie, presque d’une privauté. Cette dignité ironique du rebut est plus érotique que la chair rouge ou rose pâle des toiles. Max se moque, bien sûr, comme toujours, et pourtant l’ironie en question n’est pas entièrement contraire à ce qui est énoncé, car la dignité est là bien que nous ayons affaire à une hyperbole ou, mieux encore, à une litote.

Restez un moment sur l’image de Max à la deuxième minute et quatre secondes et vous verrez un enfant inquiet. Le regard va vers la toile comme vers un miroir. C’est à vrai dire conforme à l’impression que j’ai gardée de lui la première fois que notre ami commun Gilles Ghez nous a présentés : concentré sur lui-même, humain, drôle, fier, sans concession. Dominique Rabourdin lui a rendu hommage. On voudrait qu’il continue avec un film plus long qui nous révèle encore ces facettes, replis et fausses diversions dont Max avait le secret.

Chez Max Schoendorff, un film de Dominique Rabourdin

(2017 ; Durée : 18 minutes ; Format : 16/9 ; Distribution : Luna Park Films)

 

 

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