Le Passe Muraille

Que la littérature n’est pas en reste…

L’Épistole de Jean Romain

Une lettre de lecteur très récemment reçue — sans doute était-ce un homme «du monde» qui a eu le bon goût de la signer — se terminait sur cette conclusion d’une originalité toute verlainienne: Et tout le reste est littérature !

J’ignore si les langues allemande, anglaise ou espagnole possèdent l’équivalent de cette expression mais le fait est qu’utilisée de la sorte, elle atteste d’un dédain absolu pour la littérature, et je vous passe les prémisses du syllogisme! Hors de la musique souveraine, pensait Verlaine, il n’existe qu’un art de convention. Dans ce contexte, et dans ce contexte seul, l’insolence du poète se justifie. Mais passée dans le langage commun, l’expression pâlit, perd de sa superbe et devient un poncif du prêt-à-penser.

Toute la difficulté dès lors consiste à savoir ce que comprend exactement cet autre reste qu’on dit soustraire à la pieuvre gloutonne et totalitaire de la littérature. La littérature nous leurre, nous mystifie, elle nous entraîne vers des gouffres en trompe-l’oeil ou des sommets en faux-semblants, elle croit que les mots peuvent à leur façon remplacer la réalité, en tout cas proposer un univers plus cohérent, elle s’enlise dans le bavardage, pire: le verbiage, elle est un miroir aux alouettes pour sots non avertis. Heureusement, il existe un reste, l’autre, l’essentiel, qui lui échappe! Le tout est de savoir de quel côté de la ligne de démarcation on se trouve pour pouvoir, le cas échéant, changer au plus prompt.

Or cette pensée du reste est détestable. Non tant parce qu’elle trace une ligne dans l’activité de l’homme (le sérieux et le littéraire) mais parce qu’elle opère une coupe à un méchant endroit.

Le roman, pas plus que d’autres aspects de la littérature ou de l’art, n’est produit pour décrire la société. Il ne la «reflète» pas. Mais l’art fait partie intégrante de cette société. Il n’est pas divertissement, dérivatif, loisir au sens moderne du mot. Il est la société dans son expression inquiétée, sa part d’ombre, son cri d’angoisse souvent, de joie parfois. Lorsqu’elle est réussie, la littérature vient dire à l’individu qu’il n’est pas encore tout à fait humain, que l’homme en lui n’est qu’un projet en voie de réalisation, que l’homme est à venir. Défi ou réaction, elle vient le prendre par la main ou le pousser brusquement au minuit de cette angoisse pour, catharsis la peignant, lui permettre de vivre. Seule la beauté peut juguler le malaise: «De la musique avant toute chose».

Il n’est pas de bavardages sérieux, de mentir-vrai, qui n’y tendent: «Je me tais parce que je suis épuisé par tant d’excès: ces mots, ces mots, tous ces mots sans vie qui semblent perdre jusqu’au sens de leur son éteint. Je me demande si quelqu’un est encore près de moi à m’écouter» Question honnête mais question inutile car il existe des lecteurs, nombreux, l’oreille collée contre la porte du livre pour écouter, et qui savent de science certaine s’orienter dans ce bruit si particulier de la langue qu’est la littérature.

Les meilleurs livres pour moi, ceux qui permettent de penser avec et par le cerveau d’un autre, de sentir avec des sentiments qui me sont étrangers, ces livres sont en définitive ceux qui me donnent envie d’écrire. Non pas seulement fruits d’une inspiration ou d’une réflexion mais à leur tour inspirateurs, donateurs de plaisir et d’envie, gros de potentialités qu’ils laissent aux lecteurs, ils sont comme des flammes vives qui tantôt vacillent et tantôt s’élèvent, aux-quelles on vient puiser à longs traits l’émotion. Ensuite, ils m’habitent; pour toujours. Lorsqu’elle est dépouillée de tout le superflu comme une statue de Giacometti, la littérature est là. Le reste ? Ah oui, le reste ! Eh bien, le reste, tout le reste, n’est que prétention.

J.R.

Louis-René des Forêts, Le Bavard, Gallimard, 1946

(Le Passe-Muraille, No 3, septembre 1992)

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