Le Passe Muraille

L’envie ni la force de pleurer…

À lire toute affaire cessante: les douze nouvelles réunies

dans   Tribus, de Shmuel T. Meyer.

par Francis Vladimir

« Le poids d’une olive
Est une aumône
Faite aux innocents »
Le titre claque bibliquement pour rappeler aux lecteurs d’où l’écrivain écrit, de la connaissance de son peuple, et c’est en parfaite fidélité et continuité à son dernier opus, la trilogie Et la guerre est finie, que Shmuel T. Meyer nous livre en 12 textes sa vision et sa clarté douloureuses de l’histoire contemporaine d’Israël, monde qu’il connaît si bien qu’il en pétrit nouvelle après nouvelle la pâte, la chair, la sueur et le sang.
Ainsi, avant que ne s’abatte la catastrophe du 7 octobre 2023, l’écrivain STM s’est plongé à nouveau dans les affres de sa terre d’élection pour mieux s’en délivrer, s’en délester du poids des incompréhensions.
Nul doute que la matière profonde du livre ne soulève chez le lecteur plus de questions que de réponses. Rien de rassurant dans les nouvelles mais jamais, nulle phrase, nulle page de ce livre ne se défont de l’humanité bienfaisante qui guide la plume de l’écrivain car c’est à cette encre-là, lumineuse et transparente, d’un noir profond, que STM trempe ses mots qui jamais ne glorifient, jamais ne larmoient, jamais n’excusent et sans dresser de procès au sens judiciaire du terme, page après page c’est un long plaidoyer qui nous est donné, un constat légitime qu’on qualifierait d’alarmant, d’une cause égarée, celle d’une représentation, celle d’Israël – « un vase neuf ou une amphore recollée, rafistolée avec une colle qui avait perdu de son étanchéité ? »-, celle d’une promesse non tenue comme le rappelle le bandeau en ajout de la couverture du livre : – C’est une promesse que le sionisme n’a pas tenue… – Peut-être était-elle intenable ? C’est la nature même des Messianismes… ».
C’est en fin connaisseur que l’auteur s’aventure dans la mosaïque brisée et mal assemblée d’un peuple pour en convoquer le sens dilaté d’une histoire récente, en presser les raisons des joies et des malheurs, en appeler à une fraternité avec ceux, différents, qui ont aussi comme espérance toujours recalée de vouloir continuer à vivre sur leur terre couturée par un mur. Sans jamais s’appesantir sur la destinée des uns et des autres, l’affrontement des parties en présence, l’écrivain parvient au travers des différents protagonistes qui trament chacune des nouvelles, à relier les uns aux autres, par leur appartenance religieuse, leur origine territoriale, leur formation, leur histoire familiale, tissant ainsi une gaine commune et expiatoire de laquelle chacun essaye de s’extirper, beaucoup dans la douleur. Il est vrai que le nationalisme, et l’intégrisme religieux ou orthodoxie religieuse, – « alors tu ne m’en voudras pas de n’avoir aujourd’hui qu’une empathie très limitée pour des Übermenschen de Bneï Brak(1) et de Kiryat Arba (2) et de nos soi-disant frères de la périphérie avec leur mafia de barbus et d’amulettes, qui ont un rapport très douteux avec la liberté »- ont leur équivalent posté dans d’autres nations. Et c’est le mérite de STM, l’expression d’une puissance d’écriture qui ne lambine jamais, ne forçant jamais le trait que de dresser aussi un arrière décor, « les dunes du désert du Sud et toutes les pentes escarpées de Galilée et du Golan… à Jérusalem, les murs étaient couverts de jasmin et de bougainvilliers…», pour ouvrir sur un autre territoire – « La Mousrara demeurait une sorte de no man’s land lézardé, déshérité et miséreux, qui marquait la frontière entre la modernité sioniste et européenne et les primitifs – les juifs orientaux, les ultraorthodoxes et, à présent, les arabes »–. Et c’est à cela que s’attache l’écrivain, plus qu’à dire l’état actuel d’une faillite politique, à l’emprise totalitaire du religieux sur les esprits libres et citoyens, il s’essayent à dire, à exprimer, à sentir, dans les failles de chacun et chacune, l’animosité entre Ashkénazes et Séfarades, entre les juifs trop pauvres, trop primitifs, les juifs arrivés trop tard et les bâtisseurs de Sion, leur présence en cette terre d’Israël dans leur désir fou, irrationnel, de la valider toujours un peu plus haut, un peu plus fort, un peu plus loin aux dépens de ceux qui furent pourtant leurs voisins, leurs amis, des frères et soeurs d’une commune terre.
Pour peu qu’on s’y laisse prendre, on ne saurait lire ces douze nouvelles sans un pincement au cœur, une fêlure, une impuissance mais aussi une gourmandise, dive surprise, à s’embarquer dans la frénésie d’un rire pandémique, convulsion généralisée jusqu’aux puissants de ce monde, et qui traverse la terre entière dans la nouvelle De la Paz à Jérusalem, où la mort d’une jeune homme fait la nique à la réalité des larmes, à la peur et à la soumission : « Le jeune homme lisait et relisait le passage où, soudain, l’immense croix, à l’évidence construite à l’échelle, sur laquelle Jésus se trouvait déjà, se mettait à vaciller, à se balancer d’avant en arrière, dans les cris d’effroi des spectateurs , puis s’effondrait avec fracas, sur la scène du théâtre municipal Saavedra de la Paz. L’auteur affirmait avoir entendu, avant de s’écraser, le Christ s’interrompre dans son affliction en hurlant : « Je tombe, putain, je tombe ! … Le rire montait comme un pèlerin hilare dont les forces décuplent à la vue du Saint des Saints. Un rire destiné à faire plier les puissants et abattre cent portes de forteresses, de sépulcres et de sépulture.»
Le pouvoir de l’écriture de STM, son alchimie littéraire, nous positionne d’emblée au côté de chacun, quel qu’il soit. Et si la partie arabe s’ellipse en tant que telle dans ces textes, elle y résonne bien, y est formidablement présente, sensiblement perçue car ce qui importe en priorité à STM c’est de parler de ce qu’il connaît jusqu’au bout du coeur et sur ceux qu’il a vus changer année après année, de ces années de formation et de vie en Kibboutz à l’âge d’homme et d’écrivain, repoussant et annihilant la promesse d’un vivre ensemble. « Le jour où Koby naissait à la maternité de Bikour Ch’olim, un gamin de la Hassidout de Satmar tombait sous les balles d’un sniper à la porte Mandelbaum. Le gamin imprudent avait pensé trouver un raccourci entre son appartement des Bateï Hungarim et le heder où il étudiait. Aucun des livres saints qu’il transportait contre son cœur ne le protégea de cette balle sortie d’une usine britannique. C’était un matin fruité et acide de juin. Le soleil de ce lundi était ce que l’on peut imaginer de plus beau, un soleil qui fait l’effort de chauffer sans brûler, d’illuminer sans aveugler et d’accepter la présence folâtre des nuages qui parfois prennent des figures d’anges ou de monstres. L’ange passait au-dessus de l’hopital Bikour Ch’olim et le monstre, certainement sur les remparts de Soliman le Magnifique. »
Alors lisons chacun de ces textes pour lesquels, toujours, une figure vient souffler à notre oreille l’histoire chaotique d’hommes et de femmes qui ne demandaient qu’à fructifier ailleurs que sous les attentats, les représailles et les bombes. Cette plongée en apnée dans le quotidien des familles juives, dans l’âpreté du quotidien, sur les lieux familiers où se déploient les personnages de ces tranches de vie, dans les conversations et les shabatts parfumés aux spécialités orientales – « Koubé, houmous aux fèves de chez Abou Shoukri, techina, olives grosses comme des raisins muscats, sabich’, poivrons grillés, aubergines frites, taboulé libanais, salade de feta et pastèque, labaneh, arayes d’agneau et de pistache. »-, dans les décisions qui changent du tout au tout le cours d’une vie, l’émancipation, la trahison aux valeurs familiales, l’éloignement, le drame, – celui de l’héritier de Fès devenu une épave, revenu sans jambes de la bataille d’Umm Qatef dans le Nord-Sinaï, ou la destinée de son frère Koby, garçon magnifique de beauté et d’intelligence, désormais brisé, égaré, paria, adolescent désespéré – , l’exil, la mort voilà qui compose une hymne mémorable pour tous ceux que STM prend dans les bras de ces mots,la chaleur de son dire, les délinquants juifs et arabes, les éclopés, les asociaux, les orphelins de la nation que la nation désignait comme marginaux, sommant, en creux, la classe politique, les gouvernants, les tribus de cesser le combat fratricide, la guerre, la colonisation des terres, le bouclage des villages et villes palestiniennes, les check-points, pour accéder enfin à leur vraie histoire, celle d’une souveraineté apaisée, d’un temps de promesse plus que révélée, partagée, pour que la vie cesse d’être un chant d’adieu à l’amour mais le temps de la paix retrouvée. « À quelle tribu appartenaient les pères de ses pères ? …. Il avait toujours fait le choix d’Israël contre celui des tribus. Il s’était trompé. Le tribalisme ontologique du peuple juif s’était imposé face à l’utopie du rassemblement des exils. »
On ne saurait clore sans la belle et dernière évocation d’Eli Zak, le poète de soixante quinze ans dans Schibboleth, un bienveillant comme l’est Shmuel T. Meyer, à laisser couler intérieurement les larmes du cœur, du corps et de l’esprit, le cri muet, son alarme aux derniers hommes de bonne volonté. « La nécrologie ignorante sur laquelle nous avons ouvert cette histoire ne dit pas que ce poème s’accompagnait d’un mot manuscrit et tremblant, où le poète exprimait le sentiment que plus rien de ce qui arriverait en cette année du soixante-quinzième anniversaire d’Israël ne justifierait jamais le sacrifice de son fils et la souffrance que son épouse et lui avaient dû réprimer pour pouvoir respirer sans lui. Que Jérusalem, la ville, le pays ne le protégeaient plus d’un toit communément partagé. Que tout cela n’avait duré qu’une vie d’homme et que d’autres hommes, déjà, s’affairaient à briser l’utopie folle et sioniste d’une seule tribu. Ajoutant qu’à son âge, il n’avait plus l’envie ni la force de pleurer. »
Shnmuel T. Meyer, Tribus. Gallimard, 2024.
Francis Vladimir
1/ Ville ultraorthodoxe proche de Tel-Aviv
2/ Colonie de peuplement proche de Hébron

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