Le Passe Muraille

Vies fragiles et force des mots

     

À propos des récits et nouvelles de Mo Yan, par Françoise Delorme

 

Deux récits, Explosion et La Carte au trésor, ainsi qu’Enfant de fer, recueil de nouvelles choisies par Mo Yan pour cette édition, offrent au lecteur le meilleur de son oeuvre. Cet écrivain chinois, né en 1956 dans une famille pauvre de paysans et sorti de la misère grâce à son admission dans l’armée populaire, excelle comme nouvelliste ou dans les courts récits. Sa capacité de concentrer dans les mots la force du réel est immense. Déjà, dans Le Radis de cristal, il avait su faire briller la matière d’un radis dans une lumière aveuglante, celle de l’intensité du désir humain, de la puissance de ses sensations ; odeurs, contacts, couleurs, bruits. Un «réalisme magique » fait l’originalité et la force de l’écriture de Mo Yan. Un peu comme celui de Giono peut-être, mais plus douloureux, plus réaliste en somme. Sa langue est crue, sans détours. La vie violente et menacée s’insurge, se débat, bondit et rebondit.

La faim envahit nombre des récits, une faim dévorante qui détermine tout son univers d’écrivain. C’est vrai de La Carte au trésor, errance épique de deux affamés. La Carte au trésor n’est pas toujours d’accès facile pour un Occidental tant il regorge d’allusions à des contes, des mythes, des personnages pour nous inconnus. Mais quelle verve ! C’est comme si un Chinois lisait Rabelais sans quelques explications, on regrette alors la parcimonie des notes. Dans Enfant de fer, Mo Yan retrace aussi la vie d’enfants qui ne savent plus quoi manger pour survivre. Les hallucinations qui les animent semblent nées d’un désir énorme, obsédant et inassouvi : manger, se rassasier, enfin! Ne pas disparaître, ne pas mourir! La mort rôde partout. Dans Explosion, une femme tente sans y parvenir de pouvoir garder son deuxième enfant, de ne pas avorter malgré la loi et l’argumentation cependant assez sensée de son mari. Une chasse énergique au renard croise à plusieurs reprises leur voyage jusqu’à l’hôpital où naissance et mort entrelacent sans cesse leurs violences contraires. La petite boule si mobile et flamboyante du renard finit par échapper aux chiens et aux hommes. Pas facile et peut-être impossible de brider l’élan de la vie, même lorsque cela s’avère nécessaire. La tragique condition humaine saute aux yeux.

Mo Yan invente des images étonnantes, jamais lues, nourries par une imagination qui ne sonne jamais faux. Il passe facilement du rêve à la réalité. Les rêves deviennent aussi denses et tentants qu’un fruit (ou un rail de chemin de fer quand il n’y a plus rien à manger), qu’un lotus à cueillir presque à portée de la main. Tout le récit se loge dans ce presque. La réalité se révèle dans des métaphores sensibles et parfois effrayantes. Malgré la cruauté des destins, malgré la violence des relations entre les personnes, la vie semble transcendée par une beauté qui ne s’origine qu’en elle.

Mo Yan opère par décalages successifs : « Dans Le Radis de cristal, le garçon entend le bruit des cheveux qui tombent par terre, il peut voir à la surface de l’eau ce qui se passe sous l’eau. Je trouve qu’il existe des différences entre des sensations d’enfant ou d’adulte… Nos souvenirs d’enfance différent de la réalité, ce sont ces exagérations et emphases qui font sens. Dans beaucoup d’oeuvres de la littérature chinoise, l’écriture s’écarte du réalisme, notamment par des effets exagérés» dit-il dans le dernier numéro de la revue Neige d’août où paraît une magnifique nouvelle. Un enfant finit par s’enfoncer dans la bouche le poing entier sans parvenir cependant à contrôler un irrépressible désir de nommer, une révolte qui lui échappe sans cesse et met sa famille en danger. En chinois, le titre Grande bouche possède un sens littéral en même temps qu’il désigne « celui qui ne peut se taire ».

Comme si se taire, c’était se dévorer soi-même en commençant par une main, cette main qui tient la plume envers et contre tout!

F. D.

Mo Yan, Enfant de fer. Traduit du chinois par Chantal Chen-Andro, Editions du Seuil, 2004. Explosion. Traduit du chinois par Camille Loivier, Editions Caractères, 2004.
La Carte au trésor. Traduit du chinois par Antoine Ferragne, Editions Philippe Picquier, 2004.
Grande bouche. Nouvelle traduite du chinois par Chantal Chen-Andro, parue dans la revue Neige d’août, n° 11, automne 2004.

(Le Passe-Muraille, Nos 64-65, Avril 2005)

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