Le Passe Muraille

L’encre baisse, la mer monte

 

À propos de Georges Séféris,

par René Zahnd

«Ou que je voyage, la Grèce me blesse», écrivait Georges Séféris. Mais que s’est-il passé là-bas, dans ce pays nommé la Grèce, avec ses îles et ses millénaires, pour que surgissent tour à tour Palamos, Cavafy, Séféris, Ritsos, Elytis ? Quelle blessure, quelle mélancolie, quelle inquiétude ? Chaque œuvre, à sa manière, y répond. Et celle de Séféris reste sans doute, par sa densité, par sa manière de concentrer les thèmes essentiels, par son alliage du souffle et de la rigueur, par sa beauté enfin, la plus emblématique de ce que le poète lui-même appelait la «Grécité».

Ici, la parole tente de réduire les fractures du monde hellénique: entre les dieux de la mythologie et le Christ, entre l’Antiquité et l’époque contemporaine, entre l’Orient et l’Occident, entre la langue morte des universitaires et la langue vivante des habitants de l’Attique. Dans sa chair même, Séféris a aussi souffert de ruptures. Il est né à Smyrne en 1900, ville conquise et saccagée par les Turcs en 1922. Et puis, diplomate de métier, il fut en poste dans diverses capitales. Sans être dans sa patrie, il la représentait. Drôle de situation pour un poète à qui son pays importe tant. Il y a encore eu la guerre, la dictature…

L’œuvre de Séféris comporte un nombre restreint de titres. L’essentiel de sa poésie, par exemple, tient dans la traduction française en moins de 200 pages, qui s’étendent sur un peu plus de trente ans de création. Refusant toute surcharge rhétorique, influencé en particulier par T. S. Eliot, chaque mot lui semblait essentiel, irremplaçable. Dans Mythologie, le voici à la recherche d’une modernité travaillée à la forge des millénaires. Ailleurs, ce sont des descriptions de lieux, ou l’apparition d’une sorte d’alter ego poétique, Stratis le Marin (qui est également le nom de la figure centrale de son unique roman, Six nuits sur l’Acropole), ou des bribes d’un Journal de bord, ou l’évocation du naufrage de La Grive, un petit bateau de transport coulé pendant la guerre à proximité de l’île de Poros, ou encore les saisissants Poèmes se-crets. Chaque fois, Séféris part de l’observation pour tendre vers une dimension plus générale, voire symbolique. Il y a une mise en doute du visible. Un olive devient éternelle, mais un personnage affirme: «…les statues ne sont plus des ruines. Les ruines, c’est nous».

Aux poèmes s’ajoutent divers écrits, en particulier des essais et un important Journal. Lauréat du prix Nobel de littérature en 1963 (il fut le premier Grec à le recevoir), Georges Séféris mourut le 20 septembre 1971. Ses obsè-ques, suivies par quelque trente mille Athéniens, prirent des allures de manifestation contre la dictature.

Jeune, alors à la recherche de sa voix, il avait risqué ce haïku: «Tu écris / L’encre a baissé / La mer monte.»

R. Z.

Georges Séféris, Poèmes 1933-1955, suivi de Trois poèmes secrets, préface d’Yves Bonnefoy, Gallimard, coll. «Poésie», 1989, 212 p. A lire aussi: Cavafy et Eliot, un parallèle (Fata Morgana), Journal (Mercure de France), Six nuits sur l’Acropole (roman, Livre de Poche).

Lorand Gaspar, Amandiers, lavis de T’Ang, Pully, PAP, 1996 (parmi de très nombreux titres).

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