Le Passe Muraille

Le temps accordé

 

À propos d’À la place du mort de Gilbert Salem,

par Jean-Dominique Humbert

C’est un jour acéré. un jour où tout bascule. C’est le jour d’une parole donnée et de la vie sans retour. Ce jour est daté: le livre dit en réalité quand l’histoire commence, il désigne où elle s’est passée. Il nomme les êtres qui dans cet instant se rencontrent. Deux êtres qui jusque-là se côtoyaient journellement. Sans plus de mots entre eux que des propos urbains et passagers, ces phrases transitoires échangées d’un bureau à l’autre, à la rédaction du journal où tous deux travaillent. Sans plus. Et puis soudain, ce jour. Où l’un dit sa maladie incurable. Il dit ce jour qu’il va mourir. L’autre est l’unique à qui il se confie. N’en parle à personne, lui dit-il, «surtout pas à mes parents, mes enfants, mes amis d’enfance».

«Vous avez eu la chance, le malheur aussi, d’être passé au moment suprême, tandis qu’un individu que vous connaissiez à peine vous a appelé. Il était en train de se noyer dans une mare, il ignorait que vous aviez peur de l’eau, mais il vous a dit: «Viens, j’ai peur, je suis seul, je sais que toi aussi tu as peur et que tu es seul. Je vais mourir, mais si tu es là, à mes côtés, ça ira mieux.»

Voilà ce jour et cette première rencontre. Et voici plus tard et plus loin, dans les résonances de l’intime et du perçu, le livre d’une reconnaissance sobre et infinie. Le livre d’une mort annoncée: mais où se lit surtout, concurremment au temps imparti et foudroyant, l’éclatante célébration de la vie.

Car le livre de Gilbert Salem, A la Place du Mort, est un éloge continu au vivant. A la présence du vivant qui augmente l’être: au vivant qui se découvre et se manifeste.

Dans les temps mêlés où il s’avance et où il s’amplifie (il convoque pareillement les heures de l’enfance, leurs images disséminées et les lieux retrouvés de l’ami, notamment), le récit de Gilbert Salem rejoint le mouvement de la prière ou les portées du psaume. En des pages d’abord guidées par «la qualité de la lu-mière, la soif de la lumière».

Le livre ainsi donne forme à la mémoire. L’écriture relie les temps du souvenir, elle les oriente: la mémoire est celle qui œuvre et qui s’accomplit dans le présent. Dans l’aujourd’hui d’une rencontre continue. Le parcours de ce livre est ainsi une manière de prendre mesure, au quotidien et dans sa musique, d’un temps ac-cordé. Un parcours enchanté, qui fait aujourd’hui rayonner cet exergue de François Mauriac: «Un cimetière ne nous attriste que parce qu’il est le seul endroit du monde où nous ne retrouvions pas nos morts. Partout ailleurs, nous les portons avec nous. Il suffit de fermer les yeux pour sentir ce souffle contre notre cou et, sur notre épaule, cette main fidèle.»

La vie est là qui passe, dans le bruissement ami d’une «clarté grise». Que traverse les images du livre, en une lente et fraternelle méditation.

J.-D. H.

Gilbert Salem, A la Place du Mort, Bernard Campiche Editeur, 1996.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *