Le sage aux yeux mi-clos
À la rencontre de Marcel Aymé
par JLK
C’est l’histoire de cinq fils de millionnaires, de la catégorie «multi», qui s’acoquinent avec un rejeton d’ouvrier pour lancer une revue. Comme ces lascars sont jeunes, la revue sera « contre ». Et comme leurs pères sont tous furieusement révolutionnaires (déjà la «gauche caviar»!), leur organe sera partisan de la Réaction avec, pour devises « aimons lesriches ! » ou « Grand Capital nous voilà ! », et pour titre : En arrière. Comme bien l’on pense, la parution de la revue jette un tel froid dans les bureaux immenses des pères que ceux-ci menacent leur fils de leur compter leur argent de poche, à quoi l’un des petits malheureux répond : «À bas Aragon!»
Merveilleuse jeunesse pleine d’idéal ! Et merveilleux Marcel Aymé, dans l’onde fraîche de la prose duquel on aime à se retremper et se «ressourcer», comme disent aujourd’hui les veuves de milliardaires adeptes du développement personnel.
La veine satirique de Marcel Aymé, illustrant la pensée non alignée de l’auteur du Confort intellectuel, se déploie peut-être le mieux dans ses nouvelles, du Nain à Derrière chez Martin.
À propos de ce dernier recueil, et pour rassurer au passage ceux qui poseraient l’inévitable question du jour: «Et les droits de l’Homme là-dedans ? », notons que, précisément, Derrière chez Martin contient une nouvelle « fraternelle », selon la terminologie politiquement correcte, inti- tulée Rue de l’Évangile et présentant amicalement un « pauvre Arabe » du nom d’Abd el Martin…
Cela noté, il faut insister sur le fait que l’humour dépasse l’ironie chez Marcel Aymé, et que, bien au-delà du trait d’esprit, se manifeste chez lui le sourire de l’homme désillusionné. Sa philosophie serait cependant injustement assimilée à un désabusement plus ou moins cynique, comme on a trop souvent limité le talent de l’écrivain au conte moral (ou amoral) à la manière d’un La Fontaine contemporain.
Or tout était à revoir dans la façon de classer cet auteur et surtout d’éva- luer sa juste mesure, à quoi le professeur Michel Lécureur a contribué pour beaucoup depuis une vingtaine d’années, à commencer par un essai très substantiel, La comédie humaine de Marcel Aymé, suivi d’une biogra-phie plus récente, sous le titre d’Un honnête homme.
La parution du deuxième volume des œuvres romanesques complètes, dans la Bibliothèque de La Pléiade, en outre nous a fait retrouver à la fois le nouvelliste et le romancier, avec deux titres comptant sûrement au nombre des meilleurs ouvrages de l’auteur : Maison basse et Le moulin de la Sourdine.
Ces deux romans illustrent aussi bien, avec un fort contraste, la part provinciale et la part citadine de l’œuvre de Marcel Aymé. On oublie parfois, en effet, les racines jurassiennes de l’auteur (né à Joigny en 1902) de Travelingue ou de La Traversée de Paris, qui fut d’abord celui deBrûlebois, premier roman pétri d’élémentaire province, accueilli par Jean Paulhan à la NRF en 1926.
Dans Maison basse, le romancier s’intéresse à quelques habitants d’un locatif urbain, zappant entre diverses existences simultanées, un peu comme s’y applique Jules Romains dans son labyrinthe unanimiste, tandis que Le moulin de la Sourdine nous transporte à Dole, ou plus exactement au cœur du cœur humain, avec l’épisode éminemment troublant d’un adulte s’employant à corrompre un enfant.
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Marcel Aymé n’était pas ce qu’on appelle un croyant, en religion pas plus qu’en politique. Il n’en avait pas moins une intelligence profonde du mal, qu’il ne localisait ni dans telle classe ni chez telle race, pas plus qu’il ne voyait le bien à droite ou à gauche, le salut au ciel ni la perdition dans les bras d’une femme, fût-elle vouivre sur les bords. Il était en outre capable de tendresse et de compassion autant qu’un simple paroissien, mais sans trace de l’ostentation des belles âmes. L’écrivain, surtout, dans
la langue la plus claire et la plus fluide, souvent nimbée de mélancolie aussi, ne craignait pas d’exprimer tranquillement ce qu’il avait observé de façon clinique, style médecin de famille, comme un Tchékhov dans la Russie du tournant du siècle.
De ce regard net et un peu triste témoigne le mieux le noir Uranus.Dans cette optique, on ne peut que donner raison à Michel Lécureur de parler de « comédie humaine » à son propos, sans le grand souffle, les plongées vertigineuses ni la poésie de Balzac.
On ne voyait trop souvent de lui que le charme acidulé des Contes du chat perché ou la gouaille gauloise de La jument verte. Or, comme on a découvert la saisissante richesse «sociologique» ou «anthropologique» des observa- tions de Tchékhov sur la déliquescence de la Russie prérévolutionnaire, on peut s’aviser aujourd’hui de la non moins impressionnante variété des types et des traits humains tissant la fresque française de Marcel Aymé.
MARIANNE EN EST TÉMOIN…
La publication de chroniques journalistiques en volume est toujours un test. De fait, reprendre des écrits liés à une certaine actualité risque d’en accuser la part circonstancielle, sinon anecdotique. Du moins certains auteurs font-ils exception, et Marcel Aymé est assurément de ceux-là.
Comme nous l’apprend là encore Michel Lécureur, c’est grâce à Emmanuel Berl, qui s’était délecté à la lecture de La jument verte, que Marcel Aymé commença de collaborer à l’hebdomadaire Marianne, lancé en 1932 par les Gallimard pour tenter d’égaler les succès de Gringoire ou de Candide.
Marcel Aymé était-il le meilleur représentant de cette mouvance répu- blicaine et « de gauche » que prétendait illustrer le nouvel hebdo ? Sûrement pas : Marcel Aymé n’était pas « de gauche », il était insituable.
Terrien d’origine (un peu comme Ramuz), il se méfia toujours des engouements idéologiques et des pouvoirs établis, au point de ferrailler tous azimuts : contre les pontes de la justice française, contre les jobards du terrorisme intellectuel, contre Hitler et contre Staline. Lorsqu’un président de la République attitré lui offrit la rosette d’honneur, Marcel Aymé proposa à l’éminence en question de « se la carrer dans le train ». Tel fut le style du bonhomme…
Mais l’important est ailleurs. L’important, c’est ce qu’écrivait alors Marcel Aymé classé «de droite» par les inquisiteurs des décennies récentes ne l’ayant, cela va sans dire, jamais lu.
En 1933, par exe défense quand le citoyen se bat contre cela même que les bureaux ont établi.
À l’image d’un Alexandre Vialatte, il prenait toujours parti pour l’indi- vidu, contre l’institution. A l’époque de la crise, il avait observé les pieds de la France, fort endoloris. Plus tard, il eut le souci de subordonner son sens de la cocasserie et de l’impertinence à des vues résolument optimistes.
Cela étant, Marcel Aymé ne croyait que modérément à la perfectibilité humaine. Ses chroniques n’en ont que plus de réjouissante lucidité.
Une certaine critique «moderne», confite dans ses préjugés et ses grilles d’interprétation, continue de snober les écrivains à la Marcel Aymé, lequel eut en outre le tort de plaire à tous les publics. Cependant, plus le temps passe et plus cet auteur déjà placé très haut par quelques-uns, s’impose comme l’un des vrais classiques du xxe siècle sans avoir pris une ride quarante ans après sa disparition, au lendemain de laquelle sa veuve déclara dans l’esprit même de l’écrivain : « Marcel est au jardin »…