Le Passe Muraille

Le Sablier

Texte inédit de Philippe Di Maria. Où il est question des origines et avatars de la chronolecture et de leurs implications sur la Science ‘Pataphysique.

L’émergence de sciences nouvelles et la disparition de scien-ces anciennes sont soumi-ses à des lois implacablement aléatoires. L’une de ces sciences disparues laisse derrière elle une aura de mystère: la Chronolecture. Les ouvrages, rares, qui traitent de cette science sont: Lucien Temporet, La Chronolecture, grandeur et décadence, Éditons Chaprot, 1985, et Philippe Secont, Chronolecture:science, jeu d’esprit ou mystification, Éditons Cosmochronos, 1990.

L’abbé Horatio, représenté avec son sablier dans un des chapiteaux historiés de Vézelay1, serait le premier à avoir eu l’idée de mesurer le temps de lecture des prières et à s’être aperçu qu’une page de missel se lisait en une minute environ. Il eut l’idée d’utiliser cette durée moyenne d’une minute pour chronométrer les diverses activités de l’abbaye. Il nota toutes ses mesures puis il rédigea ce qui constitue probablement le premier traité de chronolecture: Quomodo metiendum orarum tempus adhibeatur lectio2. Le livre fut vite célèbre. Tous les lieux de prière en eurent rapidement un exemplaire. Bien que de nombreux points de son ouvrage aient été contestés depuis, la durée qu’il avait proposée est toujours restée valable. La popularité du texte traversa la Manche. En Angleterre, il fut repris et considérablement développé dans le Guide of Time of Prayersde James Oglethorpe, Londres, 1577.

Un siècle plus tard, Huygens, dans son Horologium oscillatorium,Den Haag, 1673, note, à la page402, comment il utilisa la lecture comme un des moyens de contrôler la régularité de son horloge à balancier.

Puis les grands auteurs français, italiens, allemands se mirent à édifier les bases théoriques de cette nouvelle science. Diderot et d’Alembert y consacrèrent un long article de leur Encyclopédie, Voltaire, dans son Essai sur les mœursde 1756, conseillait aux futurs écrivains de faire des «gammes de chronolecture». Les auteurs de fiction l’utilisèrent également. Robinson Crusoé peut régler son «horlomontre» grâce à un livre trouvé sur la plage. La Marquise de Merteuil, dans la lettre XX des Liaisons dangereuses, conseille à Valmont d’envoyer un chronolecto-gramme3à sa Présidente.

Puis, Verne, Byron, Balzac, Poe bien sûr (Eurêka), Zola et beaucoup d’autres goûtè-rent les joies de la chronolecture / chronoécriture.L’auteur qui poussa le plus loin le travail sur la chronolecture est incontestablement Gustave Flaubert. Relisons les passages où Bouvard et Pécuchet s’initient aux chronolectogrammes!

Flaubert réalise là un exceptionnel tour de force: faire de «l’inter-chrono-lecture». La durée du texte écrit par Bouvard est exactement 10 fois plus brève que le texte du roman lui-même! Bouvard dit: «Voilà, j’ai mis 10 minutes à écrire ce qui prendra UNE minute à lire» en montrant son travail à Pécuchet. La scène est écrite sur dix pages tandis que, si l’on fait l’addition des phrases du texte inventé par Bouvard, on s’aperçoit que celles-ci font une page exactement.Chez Flaubert, la chronocomposition avait atteint un immense degré d’élaboration mais elle ne resta pour lui qu’un simple «jeu de l’esprit».

Il s’est expliqué là-dessus dans sa correspondance avec Maupassant.

C’est au début du XXesiècle que l’idée de regrouper des textes écrits pour chronométrer des activités domestiques fut mise en application. Paul Dutant publia en 1908 ses 45 petits textes pour tout faire à la maison. Le livre eut un immense succès parmi les ménagères qui, à cette époque, disposaient rarement de pendules, d’horloges ou de montres dans leurs foyers. Les textes étaient classés par difficulté croissante de lecture, ce qui permettait à des «lecteurs» plus ou moins rapides de choisir leur niveau. Les trois premières pages servaient de test de mesure afin de choisir son niveau de difficulté de manière à ce que la du-rée de lecture d’une page fût toujours d’une minute.

L’ouvrage proposait des tex-tes pour mesurer la cuisson des rôtis (50-60 pages), le temps de chauffe des biberons (2-3 pages), ou des fers à repasser (8 pages), le temps d’une absence, la durée d’une infusion (1-2 pages), la cuisson des pommes de terre (10 pages en doublure), la durée de trempe du linge mis à bouillir (10-20 pages avec triplure ou non), etc.

Dutant avait introduit un système de lecture doublée ou triplée (lesdoublures, triplures) qui économisait le nombre de pages d’un ouvrage déjà fort imposant (452 pages).Après la Seconde Guerre mondiale, l’attrait pour cette science diminua et on parla de moins en moins de la chronolecture.

Le physicien Henri Timès, célèbre auteur des Principes de la physique aléatoire, fit à la fin des années cinquante une tentative pour la faire renaître. Il alla voir en septembre1960, Louis Ferdinand Céline, le seul d’après lui, ca-pable d’écrire un roman intégrant des éléments de chronolecture. Son séjour à Meudon se solda par un échec. Céline, épuisé et trop occupé à son Rigodon,ne désirait pas se lancer dans une telle aventure.

Pour Timès ce fut une grande déception. Le compte rendu de sa rencontre avec l’écri-vain figure dans son Nouvelles digressions physiques et mathématiques, Opcode, Bruxelles, 1961 p.183-185.

Viktor Zeitman, érudit allemand francophone, a pu-blié en 1982 l’un des derniers ouvrages connus sur la chronolecture. Il a choisi 150 œuvres parmi les grands classiques de la littérature, les a mesurées et les a classées par durée croissante. Son livre 150 manières de ne pas perdre du temps, Paris, 1982, tiré à seulement mille exemplaires, est devenu presque introuvable. Le travail de Zeitman est toutefois d’un intérêt limité car certaines durées de lectures sont trop importantes4.

Les diverses recherches que j’ai moi-même effectuées depuis semblent montrer que la chronolecture a définitivement cessé d’intéresser les hommes de Lettres. Le dernier chronolectogramme que j’ai pu examiner et qui me semble digne d’intérêt est un court texte de trois pages appelé: Le Sablier.Vous venez de le lire en 3 minutes.Il a été tout spécialement composé pour mesurer la cuisson des œufs à la coque.

Ph. Di M.

  1. N°23-C selon le relevé de Mathias Deleure (1956).2. Utilisation de la lecture pour mesurer le temps des prières.3. Un chronolectogramme est un texte composé pour être lu en un nombre précis de minutes. À partir de 1910, on accepta une équivalence/minute de 1560 caractères (blancs compris) par page. Cela permettait de mesurer un chronolectogramme sans tenir compte des nombreux formats de livres.4. À la Recherche du Temps Perdu (3042 pages soit 50h42mi-nutes), Eurêka(107 pages soit 1h47min), LaDivine Comédie(791 pages soit 13h11min), etc

1 Comment

  • Mymie dit :

    Merci pour cet excellent chronolectogramme !
    Est-ce que cette mode imaginaire serait en train de se matérialiser via les les nouveaux chronolectogrammes de la twittosphère ? 🙂

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