Le Passe Muraille

Le rire de la logique formelle

Une approche d’Alice Ceresa (1923-2001),

par Adrian Pasquali

De la production romanesque italienne d’après-guerre, la critique littéraire a distingué trois moments, liés à l’évolution du contexte historico-social et idéologique. Si le néo-réalisme de Fenoglio, Calvino, Pasolini, conservait encore quelque confiance dans la narration des «faits», celle-ci est considérée «froidement» par la néo-avant-garde de Gadda, Porta et Sanguineti, avant d’être mise en crise par le néo-expérimentalisme des années 1970 qui se constitue jusqu’à l’emphase sur un habitus ludique et satirique. Cette contestation du narratif s’est développée selon deux axes principaux: soit sur le plan thématique de la forme et du contenu, avec les oeuvres de Volponi, Malerba et Villa; soit sur le plan expressif du contenu et de la forme avec l’ oeuvre de Manganelli et les premiers textes de Vassalli.

Sans qu’elle se confonde avec elle, l’0euvre romanesque d’Alice Ceresa peut être rattachée à cette tentative expérimentale de subversion du narratif par la mise en scène de véritables cérémonies d’écriture: le recours abon-dant aux modalités rhétoriques tenues pour désuètes (comme l’inversion, l’amplificatio ou la répétition morphologique) permet de substituer une rigoureuse logique formelle à la logique comportementale de type psychologique régissant les actions dans le roman classique.

Son premier roman, La fille prodigue (1967; trad. franç. Paris, Ed. des Femmes, 1975) se présente comme un traité maniériste à l’intention didactique. Un ensemble abstrait de situations possibles met en place les parents hypothétiques d’une hypothétique fille prodigue dont le traité-récit extraira les éléments de prodigalité. Confirmée et soulignée par la répartition des sous-titres (Des personnages, De la prodigalité, etc.), la forme du traité permet de relier la logique comportementale avec la théorie des mondes hypothétiques: «Rigoureusement épurés de tout élément concret et moulés dans le vide environnemental et historique, les personnages mûrissent seulement à la lumière d’une logique formelle qui absorbe les raisons pour les-quelles ils peuvent être définis comme uniques et exemplaires.
Nous sommes dans un univers sans terre ni ciel, ou à la véritable astronomie se substitue celle infiniment plus proche et plus lointaine de la logique com-portementale; l’auteur ne s’exprime pas dans un dictionnaire de sensations et de sentiments. Une fatalité de l’ordre du raisonnement plane sur le volume et sur l’esprit du lecteur, d’autant plus obsédante que, parmi toutes les fatalités humaines, celle-ci est une fatalité abstraite.» (Maria Corti, Il viaggio testuale).

Ce cauchemar salutaire semble parfois ne pas résister à la durée de tout le livre; les procédés d’écriture peuvent apparaître parfois mécaniques et donc prévisibles, quand il s’agit continuellement de donner et de retirer ses possibles qualités au personnage de la fille prodigue. L’auteur a pourtant prévenu cette réserve, dans la mesure où des veines ironiques brouillent la texture didascalique et ratiocinante du propos; de même, des tournures lexicales familières ou vulgaires contaminent l’expression de l’intention argumentative qui puise à un lexique incolore, sémantiquement aseptisé et se moule dans une syntaxe qui produit l’effet d’un bougonnement cérébral obsessionnel.

À ce squelette argumentatif, les oeuvres ultérieures d’Alice Ceresa apporteront un peu de pulpe et de chair. Si la composition didactique est conservée, les textes glissent vers le récit (ou le récit-traité), et la sécheresse glacée de la logique formelle se combine avec la mise en scène de logiques comportementales, dans des situations certes convenues (la mort du père; la croissance de deux fillettes dans un environnement familial et social médiocre), mais d’autant plus exemplaires.

En 1969, paraît en revue La morte del padre; puis, en 1990, le second roman, Bambine (paru en français sous le titre Scènes d’intérieur avec fillettes, Zoé, 1993): moins vide que le roman précédent, son contexte socio-historique minimal est toile de fond sur laquelle faire évoluer des forces, des énergies toutes entendues négativement, dans un apparent pessimisme aux accents schopenhaueriens. Si les deux fillettes semblent se débarrasser des illusions et des contraintes parentales qui les engluent, c’est pour produire à leur tour des attentes laissées en suspens par la fin du récit. Paradoxalement, il y a là comme l’esquisse d’un espoir, littéralement indicible, alors que tout concourt à produire le sentiment de son ultérieure faillite, d’autant plus inexorable que cet espoir n’a pu surgir qu’au milieu de mensonges et de tromperies, les deux femmes enfin adultes divergeant encore sur la manière de les réaliser. (Une lecture psychanalytique est certes possible; mais la méfiance est alors de mise: de nos jours, l’écrivain sait qu’il lui est impossible d’éluder cette interprétation, et Alice Ceresa se plaît à y conduire avec ironie.)

Dès le premier chapitre, de multiples indices rappellent au lecteur qu’il a un livre sous les yeux; l’illusion de référentialité ne porte pas sur les pauvres événements rapportés, mais tout au plus sur la situation énonciative, perceptible comme une cérémonie déclamatoire. Celle-ci peut être approximativement décrite comme la déposition d’un expert consulté dans le cadre d’un pseudo-procès: ré texte que nous lisons serait celui du dossier qu’il proclame et dont activement il (nous) tourne(ons) les pages. Ce dossier n’est pas telle-ment à charge des protagonistes (les parents et les fillettes, leur entourage) que de ce qui les lie, de l’existence même. Cette posture peut conduire à innocenter les créatures et à prendre le parti de l’homme, comme dans presque tous les textes de Kafka (voir entre autres Devant la Loi).

Le cadre didactique produit en même temps un récit et son processus de constitution, la métamorphose artistique d’une logique comportementale en une logique discursive et formelle. L’ironie évoquée plus haut n’est jamais totalement absente, et des situations mises en scène, et du lexique; elle va jusqu’à renverser la célèbre formule de Bergson, et pousser le lecteur vers le rire. (Dans ses souvenirs, Max Brod rappelle combien le cercle des amis était pris de fou rire lors des lectures de ses textes faites par Kafka lui-même, qui riait aussi beaucoup.)

Les romans d’Alice Ceresa peuvent apparaître secs, d’une lecture difficile. Il faut cependant tenir à l’esprit que cette oeuvre est exemplairement salutaire; les choix littéraires explorés appartiennent à une autre «aire de pertinence» générique et stylistique (le traité didactique maniériste). Sur le plan formel, ils représentent une alternative polémique face à une langue de la communication qui tend vers la standardisation. Son contenu serait alors d’autant plus désacralisé qu’il est prévisible.

A. P.

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