Le Passe Muraille

Le patriarche et le vagabond

 

À propos du Journal de l’année 1984 de Maurice Chappaz,

par René Zahnd

Des milliers de pages de son Journal, Maurice Chappaz avait jusqu’ici tiré des miettes, éparpillées en divers volumes et revues. Et voici que, à la faveur du travail avec les Archives littéraires suisses, de l’exposition à la Bibliothèque nationale de Berne, est paru un volume significatif, Journal de l’année 1984, avec le beau sous-titre Ecriture et errance.

Il ne s’agit pas, pour autant, d’une suite exhaustive, encombrée de notations anecdotiques ou indiscrètes. L’ensemble s’organise en six périodes, qui couvrent les quatre saisons et évoquent divers lieux chers au poète: des demeures qu’il habite aux paysages qu’il arpente et qu’il scrute, qui sont comme de vastes pages naturelles où il poursuit sa méditation. Un texte liminaire, Puisque j’ai huit fois dix ans donne une magnifique ouverture au livre.

Les virées à ski, les traces des animaux sur la neige, les repas et discussions avec les amis marquent les semaines de février, passées à la Vallée de Joux. On y perçoit, au fil des courriers et des réflexions, le tourment d’un amour naissant, qui remue un homme déjà âgé (Chappaz a alors 68 ans). En avril, dans le renouveau de la nature valaisanne, se posent les questions de l’avenir. Au travers de mille détours, les nécessités apparaissent: un équilibre entre le corps et l’esprit, entre l’action et la méditation, une harmonie en amour et l’œuvre en chantier. «Il faut admirer et écrire», dit Maurice Chappaz. En été se déroule l’échappée de quelques jours à La Valpelline en compagnie du musicien Jean Quinodoz. Les heures sont marquées par de longues randonnées. Un alpage devient une sorte de métaphore du monde – de la vie – avec des prêtres assis dans l’herbe qui écoutent les confessions des pèlerins.

Durant le mois d’août, on assiste aussi à une réunion de famille un peu magique. Alors que Le Châble, dans l’automne, accueille un écrivain davantage tourné vers la société des hommes. C’est l’occasion, entre autres, d’une scène hallucinante avec l’éditeur Paul Castella pour la mise au point d’un texte.
Ce qui ressort de l’ensemble, c’est l’image d’un homme curieux de tout, aiguillonné par les questions religieuses, qui apprécie autant un bon vin qu’un beau poème, qui a besoin d’amour et qui en donne, qui entretient un dialogue constant avec les disparus (Corinna et les autres…), qui vit en relation étroite avec la nature (une sorte de fraternité avec le vivant), au point de parfois rêver se fondre à la montagne. Un homme aussi qui paraît évoluer sans cesse sur une arête, entre la figure du patriarche (les propriétés, les affaires de successions, le «clan» familial…) et celle du vagabond, voué aux errances et aux questionnements.

Ce Journal brille d’une lumière qui tremble d’inquiétude. Et les fils qui tissent la toile de cette présence, qui jettent des passerelles sur les déchirements et les contradictions, ce sont les phrases, ce flux secoué de fulgurances, ces mots qui virevoltent à toute allure entre le dehors et le dedans, entre le haut et la bas: un poète qui marche, entre la terre et le ciel.

R. Z.

Maurice Chappaz: Journal de l’année 1984, Ecriture et Errance, Empreintes, 1996, 240 p. Avec d’intéressantes «Notes pour une exposition» de Stéphanie Cudré-Mauroux et un texte de Marius Michaud.

 

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