Le Passe Muraille

Le paradis dessous la Table

 

À propos des Miettes de mémoire d’Henri Ronse,

par JLK

L’âme d’Henri Ronse est un petit garçon. On en devine la présence à la foi ardente et discrète, songeuse et prompte à la prise, sous la table de la Cène, tandis que les Douze posent pour la fresque. Le gosse s’est faufilé là-dessous à l’insu de Messer Leonardo, qui d’ailleurs fermerait les yeux s’il s’en avisait. Ce qui est plus sûr encore, c’est que rien n échappe au môme de ce qui se dit là-haut entre les séances (les compères parlent alors de leurs histoires de femmes), et puis il y a les miettes de ce qui se mange dont il n’est pas sacrilège de penser qu’elles ont le goût de miel des futures hosties.

On peut aussi voir l’âme d’Henri Ronse sous la forme d’un petit chien lapant le lait des courtisanes de Carpaccio, ou encore sous celle d’une chenille de quelque merveilleux papillon aux couleurs évoquant les oiseaux d’Audubon. L’âme d’Henri Ronse est à la fois candide et mélancolique. C’est par conséquent une petite fille qu’on peut imaginer également sous la table du Seigneur.

Des siècles plus tard, cela donne le premier petit grand livre d’un homme vaste comme un monde. Cet homme a beaucoup aimé, beaucoup donné, beaucoup ri, beaucoup pleuré. Ses Miettes de mémoire sont la rosée de ses larmes, les bulles irisées de sa joie, les étoiles retraçant son chemin terrestre et reflétant le nôtre, comme à respirer le pollen de ses images il nous en vient de nos propres prairies. Ainsi «les écureuils d’Albert Dürer» nous rappellent-ils aussitôt les petites pies de Memling, certaine matinée au Louvre, détaillées avec un ami. Ainsi «le bleu des yeux de mon père» ranime-t-il le gris des yeux du nôtre. Ainsi la seule mention des Vega sicilia au rouge Goya et à plus de 1000 francs suisses la bouteille, nous ramène-t-elle à certaine table de ce bistrot à la Simenon des abords de la gare de Genève où régnait notre falstaffien compère Rossel, fumeur de H en les casernes de nos vingt ans et suicidé depuis lors.

A se retrouver aujourd’hui sous la Table, tous les petits garçons et filles se la font radoucie en écoutant le tendre inventaire d’Henri. «Les chevaux de ma mère», murmure-t-il, et l’une comprend «les cheveux», l’autre «les chapeaux». Quand il égrène la litanie des îles et des exils, vous faites vous-même le compte des jours esseulés et des adieux sans lendemains.

«Tout ce que j’écris pourrait s’intituler: «à peu près rien», note l’enfant sourcilleux à cheval sur son point-virgule, et dans ce rien il y a «la sonorité des dimanches» et tout ce qui nous aide à nous refaire un monde, un pianotement de pluie sur la toile de la tente et c’est un été en enfance, comme «l’odeur des pluies sur le jardin» résume les parfums retrouvés et la fraîcheur du paradis sous la Table.
JLK

Henri Ronse, Miettes de mémoire, Editions N.I.L., 1998.

(Le Passe-Muraille, No 37, Juillet 1998)

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