Le Passe Muraille

Le mobile mélancolique de Tabucchi

   

À propos d’Il se fait tard, de plus en plus tard,

par Claire Julier

«La mémoire fait revenir le vécu, elle est précise, exacte, implacable, mais elle ne produit rien de nouveau : c’est sa limite. L’imagination, au contraire, ne fait rien revenir, car elle ne peut pas se souvenir, et c’est sa limite: en revanche, elle produit du nouveau, quelque chose qui avant n’était pas, n’avait jamais été. C’est pourquoi j’ai recours à ces deux facultés qui peuvent s’aider mutuellement. » Mêlant, emmêlant mémoire et imagination, vérité et mensonge, Antonio Tabucchi choisit d’écrire un roman sous forme de lettres. La lettre est un messager équivoque. Elle habite un «espace réel pour nous, fictif pour les autres ».

Parce que cela ne lui plaît pas de partir en silence ou parce qu’il ne veut pas écrire à celle à qui il devrait écrire et qu’il n’a pas envie vraiment de recevoir de réponse, le narrateur écrit dix-sept lettres à des femmes imaginaires : balades épistolaires, monologues adressés à des absentes, lettres d’amour, d’affection douloureuse, illusoire révérence, mots venus qui sait d’où, «comme c’est leur caprice».

Ces lettres d’amour — au revoir d’élégance — détaillent des souvenirs qui n’ont pas existé, des livres jamais écrits, des voyages jamais faits, tout ce dont jamais on ne se lasse. Lettres à tant d’amours vécues ou rêvées, cherchées ou ignorées, vivaces encore ou déjà mortes, yeux clairs, cheveux de miel, douces aphélies emportées sur un fleuve sans rives. « Quels idiots nous étions à nous préoccuper tellement des rives quand il n’y avait en fait que le fleuve. » Paroles écrites qui explorent la géographie des corps, les collines toscanes ou les pays au bout des terres, voyages immobiles en territoire de Babel ou vers le passé «toujours accroché quelque part, fût-ce en lambeaux».

Les dix-sept épistoliers masculins n’en font peut-être qu’un puisque chaque lettre retisse le fil d’une autre comme le refrain d’une comptine. Chacune explore les méandres d’une pensée, saute du coq à l’âne, du rationnel à l’irrationnel, s’amuse à bousculer le dictionnaire des idées reçues. Elle moque le désordre universel, vagabonde dans l’espace et le temps, se posant un instant dans ces entre-deux magiques que sont les ports. Elle s’amuse avec les mots, les romances populaires si porteuses de sagesse, déstabilise nos jugements, virevolte entre éthologie et eschatologie, se livre à un exercice périlleux entre souvenir et illusion.

«Je vais çà et là, sans logique, je m’attarde dans les bistrots jusqu’à la fermeture, ensuite, je me lève et je marche. Le médecin m’a dit : vous êtes un cas classique d’Homo melancholicus. Mais Dürer a dessiné la mélancolie assise, ai-je objecté, pour la mélancolie il faut un siège. Votre mélancolie est différente, a-t-il décrété, il s’agit d’une mélancolie mobile. Et il m’a prescrit des exercices moteurs. »

Chaque exercice devient alors jouissance. Jouissance d’habiter d’autres souvenirs que les siens, de se recréer à chaque instant, de s’inventer, de devenir un inconnu pour celles que l’on a aimées, un connu pour celles que l’on n’a pas rencontrées et d ‘ajouter enfin dans une dix-huitième lettre une voix féminine — Parque imprévisible —, une lettre au vent, une plaisanterie de la mémoire. La vie est toujours ailleurs. « La véritable enfance c’est celle qu’on se choisit quand on est adulte, ou quand on est vieux, alors on prend par la main son enfance qui n’est pas l’enfance réelle mais qui est la plus vraie pourtant. »

Donner un sens à l’Insensé, bousculant l’idée que tout se déroule selon l’ordre et la logique, face à « l’irrémédiable arrogance des choses qui sont», Antonio Tabucchi, baladin de notre siècle en fureur, alchimiste de la mémoire, porte un regard désenchanté et ensorcelant sur cette prison qu’est la vie, cherche à sa manière à donner un sens à l’Insensé, même si c’est illusoire, même si le masque est fatigué et que les corps ne peuvent plus jouer au faune.

Il se fait tard, de plus en plus tard, mélange de lyrisme, d’ironie, de philosophie, plonge le lecteur dans le voyage de l’intranquillité. « Dans mes romans, on voyage pour chercher. » Et même si apparemment cela apparaît vain, on a trouvé quelque chose : la recherche. «Au reste, cette dernière me semble être une métaphore de la vie. On voyage, mais pour trouver quoi ? Et entre-temps, nous cherchons, nous cherchons. »

C.J.

Antonio Tabucchi, Il se fait tard, de plus en plus tard (Si sta facendo sempre più tardi). Traduit de l’italien par Lise Chapuis et Ber-nard Comment. Christian Bourgois.

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