Le Passe Muraille

Le labyrinthe du nouveau monde

Daniel Kehlmann revient avec Gloire

par Matthieu Ruf

«Parfois c’est lui qui distribue, chuchota Müllner. Parfois c’est nous, puis nous regardons nos cartes et ensuite il nous annonce qui a gagné. Qu’est-ce que c’est que ce jeu, nom d’une pipe?»

Le personnage qui s’exprime ainsi, à la dernière page de Gloire,n’est qu’une figure secondaire, un Médecin sans frontières dont une caisse de médicaments a ouvert le crâne lors d’un vol secoué par un orage africain, quelques pages plus tôt. Un être discret, en arrière-plan de la courte et virtuose comédie humaine que constitue le nouveau «roman en neuf histoires» du jeune auteur allemand Daniel Kehlmann; un être qui, pourtant, pourrait devenir le pro-tagoniste d’une autre histoire.

D’une autre partie de cartes, où l’écrivain distribue lui-même ou feint de faire distribuer par l’une de ses créatures, mais décide toujours seul qui a gagné, tel un «dieu médiocre» auquel il n’y a «plus moyen de demander des comptes», comme se plaint l’un de ses attachants personnages, Elisabeth.

Attachants, et pas seulement parce qu’ils sont les jouets mi-lucides, mi-crédules du romancier, cet «auteur de nouvelles embrouillées regorgeant d’effets de miroir et de retournements inattendus d’une virtuosité un peu vaine», comme Kehlmann décrit, non sans autodérision, l’un d’entre eux: son double déformé, l’écrivain Leo Richter.

Celui-ci pourrait bien être l’auteur virtuel de Gloire, à travers ces jeux spéculaires au moins aussi vieux que Cervantes et dont le texte regorge. Leo devient célèbre avec l’histoire d’une vieille femme allant chercher l’aide au suicide en Suisse, histoire qui nous est racontée ensuite dans Rosalie s’en va mourir; un homme aux lunettes et cheveux gras sort de nulle part (ou du réalisme magique) pour aider Rosalie à atteindre son but, au désarroi de l’auteur (Leo? Daniel?) qui s’inquiète de ne plus maîtriser sa fable; le même lunetteux resurgit dans l’avant-dernier chapitre pour dire au protagoniste ce que celui-ci a envie d’entendre; une certaine Mme Riedergott, en gilet de laine, apparaît tour à tour comme responsable d’un institut culturel allemand en Amérique centrale et comme envoyée du CICR en Afrique… Et le lecteur, séduit mais pas dupe: qu’est-ce que c’est que ce roman, nom d’une pipe?

Daniel Kehlmann se moque de nous, mais tendrement. Et si les personnages sont attachants, donc, c’est surtout par ce à quoi ils aspirent, parfois tragiquement: une autre vie, une vie rêvée plutôt que réelle.

«Une seule existence ne suffit pas à l’homme», assène le narrateur ano-nyme de la plus désenchantée et dérangeante de ces histoires, intitulée Comment j’ai menti et je suis mort. Pour supporter la solitude, la frustration d’une vie banale mais «ainsi faite», d’une réalité hyperconnectée mais de moins en moins compréhensible, le technicien Ebling s’imagine, par le truchement de son portable, être Ralf Tanner, l’acteur aimé des femmes; ledit acteur se crée une vie de sosie de lui-même, pour échapper à son image publique qui lui paraît à chaque photo plus étrangère; un double fictionnel de Paulo Coelho joue à se faire peur en tapant, pistolet chargé à côté de l’écran, un court texte reniant ses livres de sagesse vendus dans le monde entier; un nerd très seul, désespérant de pouvoir jamais apparaître dans une «story»,ne vit que pour insulter le monde sur des forums virtuels…

Il est certes question de gloire dans ce livre, mais d’une gloire souvent fictive et tou-ours grotesque, qui met sur le chemin d’une autrice de polars, perdue en Asie centrale sans visa ni monnaie locale, l’un de ses romans en caractères cyril-liques: gloire dérisoire, qui ne lui sera d’aucun secours.

Or ce qui ressort, avant tout, de ce portrait en neuf variations sur le thème de l’humain connecté du nouveau siècle et de son monde «sans lieux fixes», c’est la fragilité de son identité. Ces êtres qui se voient parfois de l’extérieur de leur corps, qui se croient «en plein rêve», qui ont quelquefois «l’impression d’être quelqu’un d’autre», ne font en somme qu’exprimer le malaise (et l’ivresse!) que provoquent en nous l’irréalité latente de notre village global et surtout le voisinage étran-ge, chaque jour plus présent, d’un autre moi, un moi virtuel fait de téléphonie mobile, de messageries instantanées et de «réseaux sociaux».

Autant de personnages qui nous rappellent que nous aussi, «nous sommes toujours dans des histoires»: celles que nous nous racontons à nous-mêmes, celles que nos pages perso et nos SMS racontent aux autres, celles que les autres enfin, et Daniel Kehlmann le fait avec humour et brio, racontent sur nous.

M.R.

Daniel Kehlmann, Gloire, traduit de l’allemand par Juliette Aubert, Actes Sud, 2009, 176p.

À noter: la sortie en collection de poche de son jouissif roman précédent, Les Arpenteurs du monde, chez Actes Sud.

(Le Passe-Muraille, No 77, Avril 2009)

 

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