Le Passe Muraille

Le Jardin des merveilles

 

Balade en un lieu magique de l’Italie baroque,

par Jacques-Michel Pittier

À Bomarzo rôdent les songes, où chaque pierre est comme prière de sculpteur enfouie. Il faut pour s’y rendre avoir su traverser les Alpes et la Toscane et frôlé du voyage l’ancien pays étrusque. Et l’on est quelque part où les cités-pitons, où des remparts-falaises font borne aux plaines de chênes-verts et de pins-parasols. C’est un rêve minéral, un fait du Prince, amoureux, désœuvré, romantique avant qu’il n’ait été temps même de découvrir le mot.
Si l’on y réfléchit, le chemin qu’on emprunte pour s’y rendre est pavé de symboles et de signes de piste, avant-coureurs de ce vers quoi l’on va.

 

Aux monstres du Jardin répondent les gargouilles d’Orvieto, gardiens du dôme de mosaïque, et à Pise déjà la tour incline à penser qu’on est dans l’autre monde, celui du fantastique. On pourrait invoquer aussi en guise d’initiation les orages d’Orta, l’entonnoir vertigineux du Campo de Sienne, mais ce serait obliger le parcours, le calquer sur l’ordre des souvenirs. Or, Bomarzo ne se planifie pas, il se découvre par hasard, dans la lecture erronée d’une carte ou parce que ce jour-là l’auto tomba en panne, ou bien encore parce qu’un rayon de soleil pointait du doigt la citadelle des Orsini, indiquant on ne sait quelle route, quels chemins en lacets vers le vallon ombreux qui abrite le parc.
Alors seulement, on comprend qu’on devait aller là, que ce hasard n’est que la somme de nos égarements, que les sorts de cette rencontre sont tirés depuis longtemps; et le pas se fait tout à coup plus mesuré dans les allées de terre, avant que l’oeil découvre enfin le Jardin des Merveilles. Celui qui l’inventa jadis a laissé quelques traces, son nom est bien connu, sa lignée attestée. On devine aussi que de son palais là-haut, il devait avoir vue sur ses créatures et qu’il était lettré. Pourtant, c’est bien un rébus, un défi, une énigme que ces masses de roche et l’histoire de leur taille.


On sait qu’elles étaient là, on sent qu’elles y étaient, autrefois comme montagnes outrées de l’indifférence des hommes, comme des perles brutes à l’écrin des collines, jalons d’un temps géologique, pièces d’un puzzle tombées de la main des dieux, ou prosaïquement obstacles agricoles… voire, comme des pommes d’escalier aux paliers d’un donjon qui monte vers le ciel. L’endroit semble échappé de la toile d’un peintre, qu’il faudrait voir à l’aube dans une lumière poudreuse ou bien encore le soir quand des rayons rasants donnent aux masques de pierre le poli de l’attente.
Ne pas aller trop vite, surtout, ne rien précipiter avant que d’entrer là. Il faut de la patience et remonter les siècles. Imaginer la silhouette du Prince qui passe dans ces lieux. A la fenêtre son épouse fait signe, il répond de la main; il voudrait l’étonner et la séduire encore, il pense au temps qui va et aux fleurs qui se fanent, il se dit que très vieux il aimerait un jardin pour elle, quelque chose d’éternel, de précieux et d’étrange. A-t-il lu Ovide et ses Métamorphoses, croit-il aux bêtes fabuleuses qui peuplent l’Antiquité grecque et romaine ?

La lumière creuse des ombres sur les pierres, et le maître s’avance au milieu d’elles. Il pense à ses lectures. Pierre-François Vicino Orsini, tel est son nom, et le surnom qu’on lui donne appelle tant aux balades silencieuses qu’aux déambulations poétiques. Pietro Francesco, Prince Orsini, et tout est dit, je crois, dans la sonorité, du pouvoir de cet homme, de l’histoire des siens aussi vieille que les pierres qui sont dans son Jardin. Mais c’est encore une friche lorsqu’il y passe, humide de l’eau qui goutte entre les arbres, tiède du bruissement d’un ruisseau invisible, et sa main qui s’égare sur le grain du rocher devine, s’impatiente…
Et brusquement il sait: Ligorio, Pirro Ligorio, l’architecte, celui qui fut au Vatican après l’illustre Michel-Ange, Ligorio seul saura comment donner vie à toutes les créatures qui peuplent son esprit.

* * *

Il y faudra des mois, peut-être des années, Ligorio a les plans, Vicino l’intuition, on est en 1552, le Concile est à Trente, et dans le vallon de Bomarzo retentissent les pics des terrassiers et le burin des sculpteurs. Orsini l’a voulu, Ligorio projeté, et ce sont des maçons, des tail-leurs anonymes, des gens de rien en somme qui l’auront façonné.

N’est-ce pas toujours pareil depuis l’aube des temps ? De la Dame de Brassempuy aux masques d’Akhnaton, de certains marbres grecs aux terres cuites de Xian, le même geste d’arrêter, de figer durablement dans l’espace une pensée jusqu’alors immatérielle, un modèle, un fantasme, de telle sorte qu’après soi il en reste une trace. Ces signes-là sont muets, ce qui les rend universels, et n’étaient les maximes courant sur quelques stèles, le vrai sens est aux pierres qui, pour longtemps encore, se jouent des épigraphes, des savants herméneutes et des historiens d’art.

Mais si les mots s’effacent vite, il reste les rochers taillés dont on dirait que le temps et les intempéries n’ont de cesse qu’ils retournent à leur forme première. Tirées de rien, les figures du Jardin s’estompent peu à peu, la végétation gagne et rampe sous les blocs. C’est un travail de sape, lent et inexorable, que seul peut conjurer le regard du passant ou l’œil du photographe attentif à saisir la lumière et les ombres; ici le relief ou la courbe d’un sein, là la mousse ou les feuilles, le pigment d’un oxyde, quatre siècles de pluie, de saisons et d’hivers, et malgré l’abandon, mystérieusement, quelque chose d’intact qui rayonne encore.

Des monstres et des dieux, créatures de légende, mais surtout, et ce n’est pas innocent, en marge du bestiaire, perchée sur un rocher qui en forme le socle, la Maison ivre, inclinée, titubante, comme un navire perdu au milieu d’une tempête végétale, à-demi couchée sous le vent, drossée contre une falaise de moellons, juste quadrangulaire avec son toit de tuiles, mais bâtie de telle sorte qu’elle donne mal au cœur à quiconque y pénètre, irrésistiblement. La Demeure-qui-chavire.
Bancale, irrationnelle, conçue dès l’origine pour mieux déconcerter les hôtes du Jardin, elle appelle au vertige, elle sème le doute sur tout ce qui est vrai de l’ordre vertical, établi, étayé par l’équerre ou le fil. Elle est cauchemar d’architecte ou construction vicieuse, à jamais inhabitable, comme une réplique lointaine et ironique au Campanile torto qui fait l’orgueil de Pise. Pour nous, porte d’entrée d’un monde où rien de ce que nous verrons n’a de sens ordinaire, où la forme et la lettre ne sont que des prétextes.

De la lutte d’Hercule écartelant Cacus, illustrant le combat du Bien contre le Mal – oh ! la douleur de l’un, le triomphe de l’autre – à la Tortue patiente, massive et obstinée, qui porte sur son dos une Victoire ailée, on passe presque aussitôt à la nymphe endormie, comme retenue contre son gré dans la pierre du sommeil. Tout son buste est cambré, on croit qu’elle se défend, Ariane, sans doute elle se débat en rêves, entre l’amour d’un dieu et celui d’un humain: Bacchus, jamais représenté, sinon par un grand vase, et Thésée, autre figure absente mais dont le Labyrinthe de buissons et d’allées rappelle la légende. […]

Un peu plus loin Protée, sa tête colossale enfouie sous les herbes, qui ouvre à tout venant sa bouche prophétique. Il est celui qui sait mais ne dit l’avenir que s’il y est contraint, forcé, fait prisonnier, malgré toutes ses ruses et ses métamorphoses. On dirait un géant noyé qui bâille ses augures, menton au ras du sol, le reste de son corps garrotté sous la terre. En guise de couronne il porte sur son front un globe historié surmonté d’un château. Celui des Orsini peut-être, témoin de leur puissance dans le siècle d’alors, aveu de leur orgueil aussi, ébréché par l’histoire

 

Puis voici le Dragon. On ne peut être sûr, mais il se pourrait bien qu’il détienne à lui seul la clef de ce bestiaire. Gardien fidèle du jardin des Hespérides et de la fontaine de Mars, il est attaqué par trois fauves, un loup, un chien, un lion, symbolisant l’hiver, le printemps et l’été, ou est-ce le passé, le présent et l’avenir ? Le Dragon leur tient tête en dépit des morsures et déploie largement ses ailes ocellées. Et ses deux gros yeux dardent en cercles concentriques. Sourcils levés, oreilles en conque, il a presque des airs de nouvel-an chinois. Et comme il règne ici sur tous ces hochets de la grandeur humaine, puissance, amour et gloire, de sa misère aussi, terreur, silence, absence, c’est un rébus de plus, une manière de miroir énigmatique qu’il oppose à nos peurs et aux saisons qui passent. C’est l’image du Temps, en vainqueur impavide.

Au détour du chemin surgit un rocher-crâne que l’on dirait taillé dans un cri d’épouvante. Ses yeux sont des menaces, orbites noires et creuses, démesurément agrandies, sa bouche une caverne où l’on trouve une table, un banc où prendre place. Mais pour quel repas funeste, sinon celui de l’ogre, dont les convives eux-mêmes formeraient le menu ? Est-ce ici le seuil d’un empire souterrain et cette gueule béante un sinistre passage ? Au linteau on peut lire: Ogni pensiero vola. Est-ce ainsi que Vicino appréhendait la mort ? Comme une pensée qui s’envole, une terrible imprécation, ou comme un ultime festin au vestibule de l’au-delà ?
Cette face vorace, la bocca dell’Orco, attire le visiteur et l’inquiète à la fois. On pourrait croire aussi un masque grimaçant de comédie antique: Orcus-Pluton, roi des enfers appellant aux vivants. Est-ce une coïncidence si le jardin regroupe tant de figures du monde d’en-dessous ? Cerbère à quelques pas, triple guetteur faussement nonchalant, Méduse au pied d’un grand calice, celui-là même que Bacchus emporta aux enfers, et Proserpine, la Junon infernale, épouse de Pluton, fille de Cérès et Jupiter, offrant dans l’arrondi de ses bras grands ouverts un vaste reposoir.

Voi qu’entrate / Lasciate ogni speranze, devait-on lire chez Dante aux portes de l’Enfer.

Vous qui entrez ici, préparez-vous au songe, semblait dire notre hôte à l’entrée du Jardin. C’est pour nous faire quitter notre monde ordinaire que la maison penchait et rendait tout séjour à jamais impossible. De l’avoir vue ainsi, c’est notre regard qui a changé, et tandis qu’on s’en retourne, la question d’un des sphinx de Bomarzo nous revient en mémoire:

Tu ch’entri qua pon mente parte a parte e dimmi poi se tante maraviglie sien fatte per inganno o pur per arte.

Est-ce un parcours crypté aux dimensions princières ? Est-ce d’art ou d’engin ? Et l’on pense à Renard qui, dit-on, couvait ces deux vertus pour mystifier ses pairs. Ainsi ruse Orsini au travers du Jardin, jalonnant de symboles ce qui peut-être n’était pour lui qu’une manière d’exorcisme figuré, brillant, spectaculaire, de craintes immémoriales, et deviendrait pour nous un jeu d’énigmes et de mouvement. La statuaire, de case en case, à l’instar d’un immense échiquier alter-nerait alors – au fur et à mesure d’une partie disputée à distance et en temps différés – ce qui d’emblée est clair parce qu’intangible entre le Vicino de la Renaissance et le Promeneur d’aujourd’hui, et ce qui restera obscur, parce que notre adversaire aura su nous égarer ou parce que le visiteur trop pressé aura manqué de vigilance, de perspicacité.

Qu’importe: il serait vain, je crois, de vouloir démêler tous les fils qui nous lient au Jardin des Merveilles, parce qu’ils sont trop ténus, tressés d’impressions vagues, faits de réminiscences, de surprises et d’effroi. A vouloir tout expliquer, si tant est qu’on le puisse, on perdrait la substance et la magie du lieu, le souffle de l’instant que les images ici tendent à restituer.

Hormis les repères qui précèdent, donnés en guise de ponctuation à sa découverte, il appartient donc au lecteur d’arpenter à son rythme le labyrinthe de Bomarzo comme l’y invite cette autre inscription:

Voi que pel mondo gite errando, vaghi di veder maraviglie alte e stupende, venite qua, dove son faccie horrende, elfanti, leoni, orsi, orchi e draghi.
On la trouve sous une arche affaissée, sommant un banc étrusque aux accoudoirs-volutes, un banc qui penche lui aussi, mais là tout comme à Pise c’est la terre elle-même qui semble avoir cédé sous le mythe.

Qu’il parte pour le Jardin, qu’il y joue à son tour, qu’il y flane, qu’il scrute et tâche à déceler ces figures étonnantes. Qu’il se souvienne surtout: il parviendra peut-être à tirer du mutisme quelque autre légende pétrifiée, à déjouer, par-delà les siècles et l’oubli, les plans du Prince losangier.

J.-M. P.

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