Le Passe Muraille

Le génie au jour le jour

   

À propos des Choses vues de Victor Hugo,

par Françoise Delorme

Victor Hugo écrit en juillet 1846: «J’ai remarqué qu’il ne se passe de jour qui ne nous apprenne une chose que nous ignorions, surtout dans la région des faits… Un homme qui en tiendrait note, jour par jour, de ces choses, laisserait un livre intéressant… Une pensée contient toujours deux sortes de choses, celles qui y sont venues par inspiration et celles qui y sont venues par alluvion… J’ai l’intention, pour ma part, de tenir ce journal. »

Son esprit toujours en éveil et si gourmand ne se tiendra pas longtemps à un projet si réducteur. Et puis, il ne sait jamais, c’est son génie, dissocier le fait brut de l’expression, toujours très emportée, de son impact sensoriel, émotionnel. Il écrit un an plus tard : « D’ailleurs, être ému, c’est apprendre. » Hugo est déjà là tout entier. En donnant le monde à voir, il invente un style tout à fait singulier, presque bricolé.

Choses vues, hybride volumineux (1 400 pages), finement maillé, contradictoire, enthousiaste le plus souvent, dessine les contours d’un siècle inventif et redonne envie d’aller s’y désaltérer ! Morceaux de bravoure vigoureusement et entièrement rédigés, fables édifiantes comme celle des deux voleurs, le riche et le pauvre, qui concentre une analyse pertinente des effets pervers du capitalisme, petites notes sur les travers des uns et des autres, bons mots, projets politiques, esquisses de poèmes, etc., toute une vie!

Hugo, soucieux de plus de justice, s’attache à trouver forme pour des contre-pouvoirs efficaces à l’Assemblée, au Sénat, réfléchit à la peine de mort, à la justice, à l’exercice de la liberté…

Il est tiraillé entre la recherche d’une égalité nécessaire et l’affirmation d’un génie individuel dont il est fort orgueilleux : « On met aujourd’hui à l’avenue d’Eylau le nom d’avenue Victor Hugo », seule note du 12 juillet 1882. Le désir d’égalité et le culte du génie sont liés par un amour de l’humain qui prend source dans une Religion dégagée des dogmes et dans une bonté toute rousseauiste, parfois naïve! Il est travaillé par le doute qui le fera évoluer d’un royalisme fidèle à la défense agressive d’une démocratie naissante et très lyrique. Il doute toujours, mais qu’à moitié parfois : « Est-ce que nous nous sommes trompés ? Est-ce que ce sont des rêves ? Est-ce que l’utopie mérite en effet l’insolent sourire des imbéciles et des égoïstes ? » (Nov. 1866). Une indéfectible confiance en soi, parfois dite pompeusement, sous-tend tous ses propos : « J’ai une certaine quantité de pouvoir spirituel. Veux-je autre chose ? Non. Le pouvoir matériel, pourquoi ?… Je suis sur la terre un Esprit. Je veux rester cela. » (Août 1870). Et c’est bien ainsi qu’il nous revient, une pensée en marche dont Choses vues déroule la genèse. Hier, Gérard Guillaumat disait à Genève des extraits si pertinents de L’Homme qui rit; les enfants récitent aujourd’hui, avec un plaisir non feint et le désir de comprendre, nombre des poèmes de cet homme qui note souvent avec amour des trouvailles de ces petits-enfants : «Ce matin Georges, ayant enfreint une défense de sa mère… : Papapa, veux-tu me donner la permission d’avoir mangé les confitures ce matin?» (Oct. 1873).

Fasciné par la nature, sa violence, sa force créatrice sans entraves qu’il sut rendre dans ses oeuvres comme nul autre, il aima plus encore l’humain. Il l’imagina meilleur qu’il n’est, certes, mais il eut le courage de tenter de ressembler à son impossible idéal, ce qui n’alla pas toujours sans une religion du progrès critiquable aujourd’hui. Mais cependant : « Opposons aux violences de la nature l’unité humaine. Partout où la puissance inconnue éclate et fait le mal, que l’unité humaine se dresse et fasse le bien!» écrit-il à la fin de sa vie en jetant les prémisses d’une sécurité sociale efficace!

Le lecteur de Choses vues découvre un écrivain dont la pensée sensible et la pensée logique ne se démêlent jamais, un homme complètement dans son époque. Moins moderne que d’autres en cela, mais plus humain peut-être. Comme Tolstoï délivre Anna Karénine d’une faute dont il voulait moralement l’accabler, Victor Hugo, en tançant l’humanité, remet en question et pour longtemps le langage et la société en la dévisageant au plus près, dans ses rêves parfois réalisables comme dans ses impossibles désirs. La révolte, la ténacité d’Hugo dialoguent avec le monde, sans relâche, passionnément, pour toujours.

Cette édition facilite grandement la lecture. Elle est chronologique, annotée et présentée par Hubert Juin. Des repères historiques évitent au lecteur de se perdre et enrichissent la réflexion en replaçant un destin individuel dans son contexte historique et artistique. Cela ne lui aurait pas déplu: «Vie politique et littéraire, deux côtés d’une même chose qui est la vie publique. Les uns trempent dans la vie publique par l’action, les autres y trempent par l’idée. Ce sont ceux-là qu’on appelle les rêveurs, les poètes, les philosophes. On appelle les autres les hommes d’Etat. Il faut dire à l’avantage des premiers que les idées sont toujours des actions, tandis que les actions sont rarement des idées. On entre donc plus profondément dans l’âme des peuples et dans l’histoire intérieure des sociétés humaines par la vie littéraire que par la vie politique. » (Déc. 1863).

F. D.

Victor Hugo, Choses vues. Quarto / Gallimard, Paris, 2002.

(Le Passe-Muraille, No 53, Juillet 2002)

 

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