Le Passe Muraille

Le fleuve et le roc

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Moins connu que William Faulkner, son contemporain, Thomas Wolfe est cependant l’un des plus grands écrivains américains de la première moitié du XXe siècle. Le redécouvrir est tonifiant.

par Pascal Ferret

Pour ceux qui ont accompli, déjà, la grande traversée des quelque six cents pages de L’ange exilé, inaugurant en 1982 la publication des œuvres complètes de l’écrivain dans la première traduction française qu’on puisse dire recevable, la seule mention du nom de Thomas Wolfe est évocatrice d’une légende fabuleuse et, pour ce qui concerne les œuvres, de grands espaces romanesques peuplés de personnages inoubliables.

Thomas Wolfe? Mais c’est la vie même Ou plus exactement la tentative inégalée de restituer, dans un maelstrom de mots et d’images, l’inépuisable profusion du vivant.

Tout dire ! Folle ambition de l’adolescence transportée par sa passion généreuse…

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Or il y a de l’éternel adolescent chez ce grand diable d’à peu près deux mètres, né avec le siècle et fauché par la sale mort à l’âge de 38 ans, après qu’il eut arraché des millions de mots de ses entrailles, constituant la matière de quatre immenses romans, de nombreuses nouvelles et de pièces de théâtre, notamment. Là-dessus, à ses élans juvéniles jamais inassouvis, Thomas Wolfe alliait des dons d’observation tout fait hors du commun et une profonde expérience du cœur humain, ayant vécu précocement toutes les contradictions et les souffrances de l’individu accompli.

En légende

Il y a la légende de Thomas Wolfe. Celle du jeune provincial d’Asheville (Caroline du Nord) quittant l’univers confiné de sa ville natale pour débarquer dans la galaxie fascinante de New York, décrite avec un lyrisme sans égal. La légende de l’écrivain solitaire travaillant debout à longueur de nuit dans de gros registres posés sur un réfrigérateur, faute de bureau à sa taille, tout en se cravachant à la caféine. Et celle du forcené des errances nocturnes dans la ville immense, dont nous retrouvons des échos bouleversants dans les nouvelles de De la mort au matin. Et celle, aussi, de sa rencontre providentielle avec l’éditeur Maxwell Perkins, qui eut le double mérite de parier pour son génie et de l’aider à transformer ses manuscrits torrentiels et désordonnés en ouvrages publiables.

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Mais l’essentiel de la légende de Thomas Wolfe, c’est évidemment dans son œuvre que nous le découvrons, transposée et magnifiée sous la forme d’une autobiographie incessamment recommencée.

Est-ce à dire que l’écrivain se soit borné à se scruter le nombril et raconter sa vie ? Tout au contraire : car nul n’est plus ouvert à toutes les palpitations au monde que ce récepteur ultrasensible, lors même que les faits et toute la geste humaine se parent, sous sa plume, d’une aura mythique.

Le fleuve du destin

À la mythologie, Le temps et le fleuve emprunte les titres des huit sections qui le composent, sans pour autant que les noms cités d’Oreste, de Faust, de Télémaque ou d’Antée, notamment, correspondent très strictement au récit et à ses péripéties. Plutôt, il s’agit d’indications poétiques qui signalent peut-être, en outre, l’influence de Joyce sur l’auteur. Avec celui-là, note d’ailleurs Camille Laurent, l’admirable traducteur, Thomas Wolfe partage la conviction que ce oui est fascinant, c’est le quotidien, et extraordinaire, ce qu’on sous les yeux ».

Ce qui tisse ainsi les huit cents pages du deuxième livre de l’écrivain, qu’on pourrait dire une autobiographie sélective, c’est l’expérience quotidienne qui fut la sienne entre 1920 et 1925, ponctuée par son arrivée à Harvard, la rencontre déterminante d’Aline Bernstein et un voyage en Europe.

Cela précisé, l’autobiographie se fait poème et roman dès les premières pages du livre, avec la scène des adieux du protagoniste sa mère, et la prodigieuse évocation de son voyage en train.

Eugène Gant, double romanesque de Thomas Wolfe, et qui était déjà- le héros de L’ange exilé, quitte donc Altamont (Asheville en réalité) pour Harvard, non sans faire étape auprès de son père en train de mourir du cancer. Or, tout le livre sera marqué, conjointement par le thème joycien de la quête du père et par la recherche d’une identité personnelle et nationale la fois – car ce voyage au bout de soi- même, à travers les circonstances de la vie, les passions et les vices, les émerveillements et les désillusions, engage de surcroît la destinée de tout un peuple. Qui sommes-nous, Américains ? se demande aussi bien Thomas Wolfe. Et la question de ressaisir toute l’énergie de l’écrivain, persuadé de cela que l’œuvre à faire participe d’une aventure propre au Nouveau-Monde.

Une lecture tonique

Mal connu des lecteurs de langue française, et d’abord parce qu’il fut exécrablement traduit, Thomas Wolfe demeure également, aux Etats-Unis, le grand oublié de la littérature contemporaine. Evoquez son nom dans les universités ou les milieux intellectuels américains et vous verrez quelle petite moue supérieure on opposera à votre enthousiasme.

C’est qu’il est assurément problématique, pour ceux qui accoutument de disséquer les textes, de se faire à ce titan romantique et fort indiscipliné dans ses constructions, dont les élans ne vont pas toujours sans emphase ou répétitions. Au demeurant, seuls l’aveuglement ou la méconnaissance peuvent expliquer le terme de « logorrhée » dont on a parfois taxé son style, d’une fermeté et d’un éclat où nous voyons surtout, pour notre part, l’expression de la meilleure vitalité. Et quelle frise magnifique de personnages ? Et quelle célébration de la bonne vie ! Et quelle attention fraternelle aux autres !

Et quelle lecture plus captivante, plus rafraîchissante, plus enrichissante que celle-là ?

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Un exil poétique

Avec raison, André Bay parlait, dans la première édition de ces quatorze nouvelles, comme d’un « éblouissant échantillonnage des intérêts, des curiosités multiples de Thomas Wolfe», représentant en outre «le meilleur moyen d’accéder au grand œuvre ».

Dès la première de ces nouvelles s’exprime, avec ce pathos grandiose qui apparente Thomas Wolfe à la tradition romantique, l’un de ses grands thèmes lié au sentiment que l’homme éprouve de se trouver en exil sur terre, errant entre les deux infinis de Pascal en clochard céleste – et nul hasard que Jack Kerouac ait été fasciné à la lecture de L’Ange exilé. Le narrateur est un jeune homme solitaire et sans le sou en visite chez des gens bien installés dans leurs coussins. Or, voici que ceux-ci s’extasient au récit qu’il leur fait de la vie difficile qu’il mène dans un coin pourri de Brooklyn, et qu’ils trouvent «super- chouettes les tragédies qu’il évoque dans la foulée Ah mais que c’est excitant Et ses hôtes de lui resservir un drink. Et le garçon (l’auteur évidemment), une fois die plus confronté l’hypocrisie égoïste dés nantis, dë repartir dans la nuit de Brooklyn. Et c’est une parcelle du temps obscur, un des aspects obscurs du temps aux millions de visages»… Sur quoi nous allons plonger, vraiment, dans cette nuit fascinante et dramatique que Thomas Wolfe sillonnée en tous sens, et qui symbolise les ténèbres de la condition humaine tissées de passion et de mystère, de fermentations grouillantes et d’émotions fondatrices. Et c’est le récit poignant et magnifique de quatre drames mortels dont l’écrivain été le témoin au cours de ses errances nocturnes dans la trame d’acier de la ville où rôde Notre sœur orgueilleuse, la mort.

Ces nouvelles, dont la forme correspond d’ailleurs assez mal à l’idée qu’on se fait du genre dans la tradition française (plutôt fragments d’un grand texte unique dont les romans seraient d’autres parties plus développée ), recoupent, comme il en va de la tétralogie, l’espèce d’odyssée que représente initialement la vie même de Thomas Wolfe, dont les grandes étapes sont l’enfance et l’adolescence provinciale en Caroline du Nord (en l’Altamont mythique de L’ange exilé, dont Asheville est le modèle), la fabuleuse arrivée New York et l’apprentissage de la ville, l’éducation sentimentale et la remontée aux sources européennes, enfin le retour à l’introuvable patrie. Toutes étapes dont nous retrouvons, dans ces histoires éparses, des échos les reliant au foyer ardent de l’œuvre.

Là-dessus, nous n’aurons rien dit de Thomas Wolfe avant de souligner la verve prodigieuse qu’on pu dire d’un Céline américain avec laquelle il entreprend de reconstituer ni plus ni moins que La trame de la vie, pour reprendre le titre d’une de ces nouvelles.

« Y a pas un type vivant qui connaisse Booklyn de bout en bout, parce qu’un type aurait pas trop de son existence pour se retrouver dans ce foutu patelin », lisons-nous au début de Seuls les morts connaissent Brooklyn. Et c’est reparti comme pour l’exploration d’un bout de jungle, où l’écrivain ressaisit la dégaine des habitants des lieux, avec des nuances truculentes que la traduction française ne rend que partiellement.

Ou nous voici dériver en Bavière, Dans la sombre forêt, mystérieuse comme le temps. Ou nous voilà par une aube blême, dans une petite ville de province, à l’arrivée ou au départ d’un cirque, et quels souvenirs cela fait alors émerger de la brume de la mémoire, comme d’un Fellini et tant d’autres remémorations qui nous font remonter le fleuve du temps: « Tout coup c’était au cœur verdoyant de juin s’entendit de nouveau la voix de mon père. Cette année- là, j’avais 16 ans. J’étais rentré de l’Université la semaine d’avant; nos cœurs étaient tout pleins de l’immense émotion et des craintes profondes que suscitait la guerre où nous venions d’entrer deux mois plus tôt »….

Reconnaissance due

La guerre et l’exil, le voyage et la grande ville, l’amour et la mort : tels sont quelques-uns des motifs musicaux, avec le thème central de la nostalgie paradisiaque, de la vaste symphonie romanesque composée debout, sur son frigo légendaire, par celui que Faulkner considérait comme le plus grand romancier américain contemporain, et qu’on tarde pourtant remettre sa vraie place, notamment dans son pays d’origine où la critique à couilles molles et l’Université mortifère le snobent à l’unisson. Comme si la vie faite littérature effarouchait les longues figures – et tant mieux pour elle !

Thomas Wolfe, De la mort au matin. Editions Stock, 1987. L’ange exilé, Le temps et le fleuve, La toile et le roc, et L’ange banni. Editions L’Age d’Homme.

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