Le Passe Muraille

Le dit du raturé

Inédit

par Jacques Roman

J’avais tout d’abord écrit sur la page blanche : éloge de la rature. Puis après avoir biffé ces mots, j’avais inscrit au-dessous: de la rature à la littérature. A nouveau j’avais raturé et à nouveau, au-dessous, j’avais écrit : l’espèce de guerre ou le complexe de la rature. Cette fois, c’est de deux traits que j’avais annulé le possible titre avant de tracer ces mots-là : le dit du raturé.(…)

Qui rature ne cesse d’écrire, de pointer en dedans. Qui efface ne gomme qu’au dehors, déguise. (…)

(…) L’acte de raturer grave un choix qui fait de l’écarté une réserve, un coulé au sédi-ment précieux, une mémoire au fond de l’œil confiant. (…)

(…)L’homme qui ne se confie plus à la rature, au brouillon, enjolive qui croit pouvoir faire taire la question de l’écriture. Il noircit en vain, contre elle, du papier. Étrangement, c’est dans le geste de raturer que cette question reste vive. C’est dans ce geste qui dévoile l’empreinte de la recherche que l’écriture donne à voir sa responsabilité au-delà même de son objet. La rature nous outille en quelque sorte face à ce que nous nommons avec ce louche respect des con-quérants: l’esprit. Qui oserait penser pouvoir retourner la question de l’écriture contre elle-même quand celle-ci ne se plie qu’en minant la certitude, qu’en débornant se nourrissant de chair le champ de la liberté. (…)

(…) Le sentiment, enfant, que j’avais d’être rature, était comme de malédiction. Aujourd’hui, je suis toujours cette rature mais elle est pour moi, en moi, sur moi, une marque, une tache orgueilleuse au point même qu’ouvrir la bouche en compagnie du bavardage suscite en moi une belle envie d’aller au cimetière creuser moi-même mon caveau, un litre de vin à ma portée, le creuser et le crépir, graver moi-même à la pierre mon nom faux et, de mon vivant, par testament, interdire que l’on y ajoute année de naissance et année de mort : seulement, seulement l’obligation de rayer mon nom afin d’y accoler la superbe rature.

Rien parfois de plus brouillé que la dite clarté de l’imprimé alors que le brouillon, vivant de ses cicatrices, de ses ratures, nous livre une existence en prise avec elle-même.

La rature souvent innerve la reprise, incitant à réécrire cela-même que l’on venait de rayer comme frappé d’une nouvelle clarté.

La rature, dépense qui témoigne d’un acharnement émouvant en regard du livre, peut-être appelé à sombrer, obscur, reliure sur l’étagère au fond d’un couloir, sous la poussière. Elle hante le livre d’une main d’ombre qui at-tend une main.

Je demeure le raturé, vivant dans la proximité d’êtres indifférents à la langue, au poème, à mon travail. Cette rature-là creuse dans la phrase de ma vie un silence qu’il me faut interroger, tenté que je suis d’inscrire à ces côtés déchirés le mot mort.

Geste, elle est parfois l’ombre du cri, cri de dépit ou cri de joie, et sa fulgurance est comme le trait du graveur quand son geste se fait l’écho du plus profond silence.

La rature, outil noble tandis qu’au long des lignes comme sillons, ratissent l’œil et la main à refaire, vigilants, le parcours, d’autres fois à élaguer la ligne trop lourde, la labourer, la retourner. Tantôt trait ou hachure, ou encore spirale comme barbelés. On se dit alors que le pouvoir du mot condamné semble bien inquiétant quand la rature se veut grille.

Rouge, dans nos cahiers d’écoliers, sobre, mesurée, louche parfois d’une maniaquerie soupçonnée, elle donnait la correction à vous faire vomir l’encre rouge.Le crayon, gras ou sec, taillé ou émoussé. La plume plus dure ou plus souple, large ou effilée. Outils propres à ravager le papier jusqu’à la déchirure, et alors témoigne la rature d’une crise ouverte, d’une lutte insensée à nos yeux où quel rat est passé par-là?

De la folie d’écrire à l’écriture de la folie, l’ombre de la démence ou du désir?

Du temps où j’étais raturophobe…

Dès lors que j’avais inscrit sur une feuille de papier blanc quelques lignes de mon écriture et que survenait la rature fatale, je froissais la page et la jetais en boule après avoir auparavant réécrit les lignes jusqu’à – la faute? – et le manège recommençait, recommen-çait.

Cela a duré des années. Il me fallait soustraire à mes yeux la rature. Dans la chambre où j’écrivais, dans les années soixante-dix, à Y…, le plancher était jon-ché de papier, la corbeille débordait, et sur la table, une feuille, une seule feuille réécrite sans ratures. Cette conduite angoissante, je ne parvenais pas à en com-prendre l’origine. Tabou de la virginité? Ce pincement au cœur devant le champ de neige saccagé? Un jour, l’angoisse me poussa à mettre au point une pratique plus folle encore que cette folie. En silence je me nommais fou: j’étais raturophobe à la folie, une folie dont je désirais me soigner.

Il me fallut tout d’abord vaincre mon dégoût de la rature, passer outre, descendre, descendre jusqu’en bas de la feuille de papier dit à lettre (n’écrivais-je pas comme celui qui ne parvient pas à rédiger la lettre adressée?) avec sous les yeux la rature hurlante, puis je recopiai au propre, selon le mot des adultes dans mon enfance. Je ne froissais plus la page morte, je ne la jetais plus. Je la conservais. Un jour, je repris cette page maculée et décidai – d’une décision délirante – qu’elle était vierge pour un texte à venir. Je me mis à écrire ce texte par-dessus les lignes écrites produisant ainsi une incroyable texture, pour moi rature d’une nouvelle nature, rature féconde à mes yeux: une jungle. La page recouverte d’un nouveau texte, je pouvais la relire sans que le premier texte ne fasse obstruction à ma lecture. Il n’en eût pas été de même pour un lecteur étranger au tracé que je venais d’effectuer.

Je poussai l’expérience jusqu’à écrire dans la jungle des entrelacs d’encre, un troisième texte. Là encore, il m’était loisible de lire l’un des trois textes à ma guise. Et bien des années plus tard je parvenais encore à identifier les trois textes. L’expérience manuelle m’offrait une mémoire proprement affolante. Parfois le hasard superposait la rature d’un mot du premier texte avec la rature d’un mot du second ou du troisième: un feuilleté de rature. Et l’ensemble, je peux l’avouer, apparaissait à mon regard comme un dessin d’art, l’évocation d’un beau et mys-térieux saccage où mis à mal l’esprit d’ordre qui, sans doute aucun, m’avait colonisé, me courbant psychiquement et me voyant trembler devant l’erreur (j’étais une erreur), la faute (j’étais une faute), la maladresse (j’étais le mala-droit). J’instaurais dans mon audace (je ne nommais plus ma pratique : folle) un jeu où mon corps en son désir kaléidoscopique retrouvait en cette jungle, raturant et raturant comme à coups de machette, se frayant une voie, retrouvait sa cohérence disparue.Je n’étais plus que rature mais le sens du mot lui-même, en moi s’était dés-habillé et retourné. Le texte en sa matière me renvoyait un miroir d’où la honte s’était enfuie.

Là où quelqu’un traverse, la rature témoigne de la lutte au tourbillon, elle n’est pas le tourbillon, le tourbillon c’est la pensée dont elle est… j’allais dire: le trou noir.

En fait, le geste de la rature, geste quasi de peintre, prétend voiler à la vue l’énoncé erroné. Il creuse un trou clair-obscur où celui qui écrit, bouche pour ainsi dire la bouche qui pourrait donner voix. On ne rature jamais tout à fait en connaissance de cause, dès lors que le saut d’écrire n’oblitère jamais la crainte, le doute, le spectre salutaire collé à la carcasse sèche du fantôme de la vérité.

J.R.

(Le Passe-Muraille, No 76, Octobre 2008)

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