Le Passe Muraille

Hannah Arendt en son défi

 

Sur les relations de la philosophe juive avec Karl Jaspers et Martin Heidegger,

par Jil Silberstein

En octobre 1964, six ans après qu’Hannah Arendt eut publié Condition de l’Homme moderne, Karl Jaspers écrit à son ancienne élève: «Ton adieu à la philosophie est une plaisanterie, même si tu en parles sérieusement.» Ce que le vieux maître allemand exilé à Bâle signifie ? Qu’on peut parfaitement tourner le dos à l’ontologie fondamentale et refuser à la vie contemplative quelconque primauté sur la vie active sans pour autant cesser d’être philosophe. Mieux même: qu’investir résolument «l’être-ensemble des humains au sein du monde commun donné» – fût-ce au moyen du commentaire politique et journalistique» – c’est proprement philosopher.

En fait, tout le défi d’Hannah Arendt est là, et Jaspers le sait bien, lui qui fait de la communication le centre de sa pensée: au total retrait du monde (vœu supposé de tout «vrai» philosophe), à l’investigation du Soi, Hannah oppose passionnément l’engagement de la réflexion dans la cité, dans l’espace public – ce lieu où agissent et débattent les hommes, et hors duquel les philosophes risquent aisément de se fourvoyer, négligeant la «faculté de s’étonner de ce qui est simple» et à «accepter cet étonnement comme leur de-meure.»

Face aux violents dérèglements du monde moderne dont elle fait l’expérience dès 1933 (elle a alors vingt-six ans), celle qui consacra sa thèse de doctorat au Concept d’Amour chez Augustin choisit l’histoire, la théorie politique et l’analyse journalistique pour penser son époque. Pour affronter, d’une manière extrêmement concrète, le totalitarisme sous toutes ses formes. Cela à l’heure même où l’individu dérive loin du bien commun. «L’analyse historique (…) a pour but de rechercher l’origine de l’aliénation du monde moderne, de sa double retraite fuyant la Terre pour l’univers et le monde pour le Moi, afin d’arriver à comprendre la nature de la société telle qu’elle avait évolué et se présentait au moment de succomber à l’avènement d’une époque nouvelle et encore inconnue.»
Cet engagement de tout instant dans la cité explique pourquoi, en France notamment, l’œuvre de la philosophe juive bénéficie d’une attention croissante. N’emblématisme-t-elle pas cette impatience de «penser l’évènement» dont les Nouveaux Philosophes se réclameront bientôt (s’appuyant, il est vrai, sur les seuls piliers – vertueux mais peu sûrs – des droits de l’homme) ? Aussi, quand on sait à quel point, pour Jaspers, «la philosophie doit devenir concrète et pratique, sans oublier un instant ses origines», quand on sait que, jamais, l’auteur de La Culpabilité allemande ne renoncera à inciter ses contemporains à la responsabilité, on peut deviner l’importance d’un ouvrage rassemblant les lettres que les deux penseurs passionnément concentrés sur leur époque échangèrent pendant plus de quarante ans.

Ce dont il est question dans cet épais volume ? De l’Allemagne bien sûr, que fuit Arendt en 1933 tandis que Jaspers est mis «hors la loi» par les nazis (comme Hannah, l’épouse du philosophe est juive); de cette Allemagne qui, après son effondrement, ne parvient pas à prendre en charge son récent passé… si bien qu’«en Allemagne aujourd’hui, la façon de penser des nazis se transmet aux églises» (Jaspers, 1947). D’où la décision du penseur de s’exiler en Suisse et les virulentes attaques dont le «traître» déserteur devient la cible. Il est encore beaucoup question des Etats-Unis, où Arendt s’est réfugiée, et dont elle se fait une analyste extrêmement pénétrante; de l’Amérique de Truman, de McCarthy («un nuage empoisonné sur toute la vie intellectuelle»), d’Eisenhower, de Kennedy, de la guerre du Vietnam et de l’agitation sur les campus. Israël et la Palestine prennent également une grande place dans cette correspondance, tant «le danger d’alignement sur les autres nations» inquiète Jaspers, et tant le refus de nombreux sionistes de composer avec les Arabes impatiente Hannah et son mari, Heinrich Blücher, qui résume bien leur opinion en s’exclamant: «Si les Juifs veulent devenir un peuple comme les autres, pourquoi, précisément, comme les Allemands ?»

L’ensemble des lettres relatives au procès Eichmann (Jérusalem 1961) et au scandale qu’Arendt va déclencher en mettant en cause le rôle des Conseils juifs soupçonnés de collaboration avec le IIIe Reich est aussi extrêmement révélateur. Enfin, outre quantité d’autres événements politiques qui s’y trouvent commentés – mise au pas de la Hongrie en 56, crise de Cuba et érection du Mur de Berlin (61), guerre des Six Jours (67) … – les deux penseurs ne se privent pas d’échanger leurs points de vue sur leurs illustres prédécesseurs: Platon, Aristote, Kant, Kierkegaard, Marx, Nietzsche et Karl Weber. Mais davantage encore que par ses développements sur divers sujets d’actualité (des livres comme Penser l’Evénement de Arendt ou Liberté et Réunification de Jaspers s’avèrent incomparablement plus substantiels), ce recueil apparaît exemplaire en ce qu’il illustre à la fois l’évolution des deux penseurs au fil des années et la profonde tendresse qu’ils se vouent sans jamais qu’il soit question – c’est le moins que l’on puisse dire ! – de complaisance mutuelle («… et puis, nous aimons ferrailler tous deux», dira Jaspers).

Attachante trajectoire que celle de ces deux êtres que la catastrophe propulse loin l’un de l’autre et qui, dérivant tels deux Noé sur leur arche respective, tissent un dialogue fait de grande exigence (Jaspers tourmenté par son silence durant le règne de Hitler; Arendt concédant ses discutables raccourcis) et d’une lancinante blessure intime ayant pour nom Martin Heidegger. Ne fut-il pas l’ami de l’un, l’amant de l’autre, avant que de prendre ouvertement parti pour le national socialisme, puis de tout nier ? D’où cette écharde. D’où cette présence continue en filigrane; d’où ce fantôme avec lequel les deux amis ne cessent de débattre au fil des décennies… le vouant aux gémonies sans pour autant pouvoir tout à fait le répudier (pour la philosophe, Heidegger incarna longtemps la figure du père).

«Et puis voilà que, très vite, toute cette malhonnêteté tarabiscotée et infantile a tout de même envahi sa philosophie» écrit Hannah en 1949, oscillant entre rage et désespoir. Que vingt ans plus tard elle incline à davantage de clémence, c’est le «très cher Karl» qui ravive la blessure: «dans ce cas j’estime qu’il n’est pas souhaitable de «laisser Heidegger en paix». Il représente une force, surtout aujourd’hui, pour quiconque veut excuser son passé nazi.»

J. S.

Hannah Arendt, Correspondance 1926-1969, Payot.

(Le Passe-Muraille, No 26, Octobre 1996)

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