Le Passe Muraille

Le coup de pied au cul

par Gemma Salem

Elle était devant moi, penchée sur le massif des belles-de-nuit, avec son derrière au tout premier plan, son mince derrière qu’ elle ne manquait jamais de mettre en valeur. Moi je tenais d’une main la bêche, de l’autre, la boîte d’engrais, c’ est-à-dire que j’ avais les mains pleines, et c’est comme si mon pied était parti tout seul, vlan. Elle l’a pris dans le derrière, en plein dans ce qu’on appel- le le trou du cul, et elle est tombée en avant sur ses mains, mais la tête déjà tournée vers moi avec une expression indicible. De la haine, de l’humiliation, de la colère, certes, mais surtout de la surprise, cet ébahissement qui n’ a pour ainsi dire jamais lieu, qui frise l’ hébétude. Elle a ensuite brusquement regardé son mari, assis à l’ ombre du mûrier avec ses cartes géographiques, et lui la fixait aussi, tout ébahi comme elle, mais sans colère ni rien, seulement de l’hébétude. En se redressant lentement, elle a hoqueté: Mais toi alors…, et je n’ai pas reconnu sa voix. Elle non plus, je pense car elle s’est tue pour de nouveau visser ses yeux dans ceux de son mari. Mon mari, Marc, son fils, avait cessé de gratter sa guitare au moment même où elle recevait mon pied au derrière, mais il suivait la scène d’ un air neutre, pour ne pas dire placide, rien dans son expression ne disait que cet instant était grave. Bizarre, sans doute, mais avec une certaine logique, voilà com- ment Marc paraissait considérer l’ événement. Moi je tenais toujours la boîte d’engrais et la bêche, j’ observais sans le savoir autour de moi mais mes yeux ne la quittaient pas, il fallait qu’elle puisse y voir la volonté, la responsabilité totales de mon geste, il me fallait être certaine que ce serait définitif. Le dénouement de l’histoire, je ne le connaissais pas, il importait peu, ce qui comptait c’ est qu’ elle prenne mon geste au sérieux, ainsi que la déclaration qu’ il contenait – la réplique. Je n’ aurais pas su dire en cet instant à quoi j’avais donné ma réplique, c’ était une réplique ancienne et faisant partie du sentiment que j’avais développé avec les années pour ma belle-mère, et elle concernait toute sorte de choses, des dizaines et des dizaines depetites humiliations, et de la haine rentrée qu’ elles avaient suscité.

Mais toi alors… Elle a redit cela de sa voix presque naturelle, elle était rouge, suante, encore hébétée. C’est ce qui me faisait plaisir avant tout, l’ hébétude, mon instinct avait encore vu juste, aucun réplique parlée à ses humiliations n’ aurait procuré cela, au contraire. Elle aurait bien voulu une réplique, une insulte même, je savais qu’ elle n’ attendait que le moment de pouvoir me sauter à la gorge avec une humiliation encore plus grande, plus forte, de celles qui détruisent jusqu’à la moelle des os. A mon coup de pied au derrière, elle ne savait que répondre. Elle n’ en croyait tout simplement pas ses yeux. Moi, Zizi, semblait-elle penser, moi, Zizi, j’ai reçu un coup de pied au derrière, quelqu’un a osé me donner un coup de pied au cul. Et mon regard lui disait oui, je vous ai donné un coup de pied au cul, madame (je pense qu’en cette circonstance je lui aurais dit de nouveau madame et pas Zizi). Alors elle a eu vers son fils un cri rauque, un cri d’impuissance terrible qui appelait à la rescousse, au meurtre en quelque sorte, avec une haine audible. Marc a fait: Oui, bon !, sévèrement, comme s’il lui intimait de ne pas faire de scandale et de se maîtriser, et c’est ce qui a fait se lever le père en laissant s’éparpiller les cartes géographiques. Il a couru vers sa femme et l’a prise dans ses bras, sans un seul coup d’œil de mon côté. Il n’avait plus osé me regarder depuis le coup de pied au derrière. Elle pleurait et sanglotait, et lui la tenait contre lui les yeux fermés, rouge, lui aussi, comme s’ il avait très chaud.

Il faisait chaud. Les belles- de-nuit qu’elle tenait absolument à «éclaircir» étaient toutes flétries au soleil. J’ ai déposé la boîte d’engrais dans l’herbe, appuyé la bêche contre le tronc de l’acacia. Aller dans la maison, c’ était ce que je voulais, mais mes jambes menaçaient de se mettre à trembler au moindre mouvement, et je restais sur place. Enfouie dans les bras de son mari, elle s’ est encore tournée vers Marc pour hurler, et dans la haine j’ entendais maintenant le désespoir et, c’était plus fort que moi, je ressentais de la peine. Pas de remords cependant, au contraire, j’ étais soulagée d’un grand, d’un immense poids, et je me félicitais de mon courage. Aucune parole n’avait été prononcée pendant un long moment, mais je devinais à tous les trois leurs pensées, surtout celles du cou- ple, surtout les siennes à elle, déjà bien visibles sur sa nuque et ses clavicules contractées. Puis Marc s’est levé pour venir me rejoindre. En passant près de ses parents, il a fait mine de vouloir s’arrêter, mais il a seule-ment ralenti le pas et dit: Maintenant il faut réfléchir . Il s’ est approché, m’ a pris le bras et on est rentrés dans la maison. J’ai pris ma veste et mon sac, lui a remis ses chaussettes et ses chaussures. On est ressorti au jardin, on l’a traversé. Le couple était dans la même position, immobile, elle ne pleurait plus. Avant de refermer le portail derrière nous, Marc a jeté un coup d’ œil curieux en arrière, je ne peux pas dire qu’il y avait du regret.

(Archives du Passe-Muraille, No 9, 0ctobre 1993)

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