Le Passe Muraille

La saga de Corbu le visionnaire

À propos de Saga le Corbusier, de Nicolas Verdan, 

par Bruno Pellegrino

De nombreuses choses, dans le dernier roman de Nicolas Verdan, arrivent dans le désor-dre, se télescopent, s’imposent rapidement, s’interrompent, reprennent plus loin ou sont oubliées, glissent, convergent toutes enfin vers un seul point: ce matin d’août 1965 où Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, va prendre un ultime bain dans cette mer qu’il a toujours aimée. Avant de mourir, il se souvient. Nicolas Verdan, né en 1971, est journaliste et écrivain. Avec Saga. Le Corbusier, son troisiè-me roman, il propose une lec-ture originale de la vie de l’un des plus fameux architectes du XXe siècle. Qu’on ne s’y trompe pas: ce texte n’emprunte rien (ou pas grand-chose) au genre «biographie d’homme célèbre». Si l’on y trouve bien certains épisodes incontournables (la naissance à La Chaux-de-Fond en 1867, la figure maternelle, l’épouse, Yvonne, les maîtresses, et puis l’œuvre, aussi bien architecturale que picturale et littéraire), on y voit surtout se dessiner un personnage étrange, et à vrai dire pas franchement sympathique, par trop distant, froid, orgueilleux peut-être, en tout cas infidèle et plutôt opportuniste (et pourquoi pas lâche, s’il y a lâcheté à choisir, entre autres choses, «de vivre la guerre à distance respectable»).

La forme rend à chaque ligne cette distance paradoxale que prend l’auteur avec son protagoniste: le texte entier est à la deuxième personne du pluriel. Or, ce qui peut passer d’abord pour une marque de respect envers l’homme et son génie, ce que l’on pourrait lire comme une sorte de lettre ou d’hommage, prend parfois les accents de la dénonciation: «Avez-vous seulement une fois exprimé le moindre doute?»; et à propos des événements des années 1940 en France: «Vous ne vouliez rien voir», «Vous n’avez pas su voir. Vous n’avez rien dit.»

Étrange narration, donc, qui dérange, agace parfois, met en tout cas le lecteur dans une posture désagréable, inhabituelle, mais qui pousse aussi ce texte du côté du roman par la complexité et le climat qu’elle instaure.

Les climats, justement, Verdan excelle à les rendre, et ceci depuis son premier roman, Le Rendez-vous de Thessalonique (2005). On retrouve ici une même manière de décrire les villes (Rio, Alger, New York, Chandigarh) comme des entités vivantes, palpitantes. On retrouve ce style très pesé, mesuré, elliptique parfois, mais qui parvient à développer, dans la scansion d’un rythme très haché et de phrases simples et régulières, une sensualité inattendue.

Le personnage gonfle, prend de l’ampleur: voilà, ce n’est plus le fameux architecte, c’est un homme et ses vacillations. De roman en roman, Nicolas Verdan ne se lasse pas d’interroger le monde actuel, que ce soit, dans Le Rendez-vous de Thessalonique, en décrivant la vacuité d’une existence qui se confronte à un Orient décadent sur fond de migrations douloureuses, ou en retraçant le destin, dans Chromosome 68(2008), de la génération sans idéaux des enfants de la révolution, ou enfin dans cette Saga, roman où semble s’être nouée entre l’écrivain et son sujet une relation complexe – ce que confirme la «Note de l’auteur» qui clôt le livre, où l’on découvre que romancer la vie du Corbusier aura permis à l’auteur d’appréhender les événements dramatiques vécus à Beyrouth à l’été 2006.

Posture d’écrivain: Nicolas Verdan fait passer le monde à travers le filtre de la littérature pour se l’approprier, se le rendre un peu moins incompréhensible, le dire dans ce style nerveux, lacunaire et énigmatique, qui porte en lui la trace de ce que le monde a de lacunaire, de nerveux et d’énigmatique.

B. P.

Nicolas Verdan, Saga Le Corbusier. Campiche, 2009, 190p.

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