Le Passe Muraille

Le chant du bouc vieillissant

 

À propos de La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq,

par Antonin Moeri

Je n’ai pas pas le roman de Michel Houellebecq sous les yeux, mais je l’ai lu deux fois. Mon sentiment, après cette double lecture, est ambivalent. J’ai détesté et adoré. Disons tout de suite que j’avais apprécié les trois premiers livres de cet auteur. Il y a les thèmes, la posture, l’écriture, la provoc, un soleil de sombre mélancolie ; il y a surtout la description, que dis-je, l’évocation d’un monde à la fois frivole et sinistre, celui dans lequel nous nageons avec plus ou moins de bonheur depuis une ou deux décennies. Un monde de brutale grossièreté qui existe essentiellement dans l’éloge terroriste qui en est fait. Un monde qui s’invente à chaque minute avec frénésie, où les hommes politiques courent de crèche en crash, de montgolfière accidentée en banlieue cyclonée, où les profs se prennent pour des thérapeutes et des gourous, où les vieux sont considérés comme des déchets, où le tutoiement est décrété obligatoire dans les entreprises, où l’enfantelet est porté aux nues, où l’intermittent du spectacle se prend pour Patrice Chéreau.

Je ne suis pas amateur de science fiction et les chapitres qui en relèvent (sauf l’épilogue) me laissent froid, disons qu’ils m’ennuient considérablement. Imaginer les propos, les pensées, les réactions ou les habitudes d’un individu provenant d’un organisme unique par reproduction asexuée me semble un exercice dénué d’intérêt. Heureusement, ces séquences sont beaucoup plus brèves que celles où apparaissent des personnages pathétiques, grandiloquents, déprimés, performants, narcissiques, avides ou psychotiques, ceux que nous pouvons croiser quotidiennement sur notre lieu de travail, sur les boulevards rutilants des démocraties terminales, dans l’hôtel en zone touristique sévèrement gardée par des hommes armés.

Il y a Isabelle, la journaliste de Lolita, qui se fait quinze tickets par mois mais qui, bientôt, n’éveillera plus le désir du narrateur (un showman à succès genre Jamel Debbouze), qui sombrera dans l’alcool du petit matin et les antidépresseurs avant de mettre fin à ses jours. Il y a Vincent, un plasticien qui ne croit pas trop à ce qu’il fait, longe sournoisement les murs en trifouillant ses poches, se laisse porter par l’air du temps, risible rebelle connecté-branché, accro à la dope du coeur, que personne ne sait reconnaître à sa «juste valeur» et qui perçoit toute chose comme une menace potentielle. Il y a Esther, l’ado à string fluo dentelé, entraînée dans une inexorable compulsion, dont s’éprend l’humoriste et qui gère son capital-corps avec une redoutable efficacité, impose avec une sublime arrogance la spécificité de son propre plaisir, tourne dans des films pornos mais rêve de jouer les princesses afghanes à Hollywood, de faire une carrière de pianiste virtuose à New York et qui échappera finalement aux griffes émoussées du comique vieillissant.

Le sexe joue un rôle de premier plan dans La Possibilité d’une île. Il y a des pages magnifiques où la volupté entraîne le lecteur dans un carrousel de sensations fortes, où le lyrisme amoureux l’emporte sur la perversion, la sédation, l’immobilité et la mort. En découvrant avec allégresse cet univers de caresses profondes, de senteurs poivrées, de formes divines, de délicieuses sécrétions, de lentes pénétrations, de soupirs pour un autre crépuscule et de vertigineuses étreintes, un souvenir est monté à la surface de mon âme : j’éprouvais le même sentiment lorsque, à l’âge de dix-sept ans, je dévorais les pages où Henry Miller célèbre le sexe avec une vitalité et un enthousiasme étonnants.

Or, je me demande quel sens peut avoir une mise en scène de la jouissance érotique en ce début de troisième millénaire. Il est évident que l’auteur de Sexus voulait choquer le petit bourge coincé dans son Calida en décrivant joyeusement le va-et-vient d’une phalange de camionneur dans le vagin palpitant d’une étudiante aux anges, mais qui peut-on encore choquer avec ce type d’évocation, dans un monde où tout est surexhibé de manière industrielle?

Pas trouvé de réponse à cette question. Sans doute devrai-je, une fois de plus, interroger le vieux fonds puritain sur lequel j’ai poussé. En attendant le résultat de cette enquête, lisez La Possibilité d’une île, échappée romanesque où l’auteur explore patiemment la face cachée de l’île aux enfants, sa part maudite : solitude, maladie, sectes, crime, racisme, vieillissement, névrose, frustration, folie, suicide. Une Ile où l’impérieux désir masculin sera vigoureusement combattu et où l’affichage public de votre date de naissance sera décrété obligatoire. De cette île, Houellebecq donne une image qui n’enjolive ni ne trompe.

A. M.

Michel Houellebecq. La Possibilité d’une île. Flammarion, 2005.

(Le Passe-Muraille, No 67, Novembre 2005)

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