Le Passe Muraille

Le Cerisier

   

En souvenir de Joseph Czapski (1896-1993)

par Richard Aeschlimann

Ce devait être au début du printemps vu que les arbres étaient encore nus. Le soleil, à cette époque de l’année, peut parfois devenir agréable ; c’est pourquoi Joseph Czapski se trouvait ce jour-là installé dans une chaise-longue sur la terrasse, face au lac Léman et aux montagnes de Savoie. Il était emmitouflé dans une couverture de laine brune qu’on aurait dit assortie au rouge écarlate d’une écharpe offerte la veille par une admiratrice consciente de la perversité des courants d’air. Malgré les caresses insistantes d’un soleil encore blanc, le fond de l’air restait frisquet; aussi gardions-nous fermée la porte sur l’extérieur. Enfin presque… car lorsque le chien voulait rentrer c’étaient les enfants qui sortaient. Et cinq minutes plus tard on inversait la manoeuvre ; le chien ressortait et les enfants rentraient. Nous demandions aux enfants de se calmer tout en rouvrant la porte pour laisser entrer le chien… bref un constant va et vient. A un moment donné, alors que Nathalie, je crois que c’était elle, qui entrait pour la xème fois de la terrasse m’annonça soudain : « Papa ! tu dois venir voir; c’est affreux, je crois que Joseph est vraiment aveugle. Il dessine le lac et les montagnes mais sur le papier il ne fait qu’un gribouillage de lignes coupées qui s’entrecroisent. On dirait une pelote de fils emmêlée. » Intrigué, je sortis sur la pointe des pieds afin de ne pas déranger l’artiste davantage encore. Par-dessus son épaule, je regardai le dessin en devenir. Ce n’était effectivement que des traits interrompus, des courbes qui se croisaient apparemment sans raison, des traits qui se contorsionnaient, gesticulaient, tantôt souffreteux, tantôt puissants mais éperdus. Parfois un tremblement paraissait vouloir prendre les commandes du dessin, suivi par une trajectoire douteuse « sans queue ni tête».

C’est que, entre le lac, les montagnes et son regard, s’interposait au premier plan un arbre. Et c’est lui, le cerisier torturé, qui faisait l’objet du dessin de Czapski ; et non le reste du paysage. Je compris aussitôt l’erreur légitime de ma fille; car ce n’était pas un processus rationnel, mettons cartésien, qui serait de commencer un dessin par la base, c’est-à-dire depuis le tronc de l’arbre puis de remonter en dessinant les branches dans le sens même de celui de sa croissance, ce qui aurait permis de pouvoir «lire» le dessin comme un symbole. Ou alors, en débutant par une délimitation spatiale de la couronne des branches, redescendre jusqu’au tronc pour terminer au niveau du sol. Eh bien, pas du tout ! L’artiste traçait des bouts de branches captées un peu au hasard et partout à la fois dans l’espace, sans qu’on puisse, à ce stade du dessin, saisir la nature exacte du sujet en train de naître.

Ce jour-là, j’eus la chance unique en l’observant, de comprendre son fonctionnement intime. Sous mes yeux, des traits parallèles fusionnèrent pour devenir des branches. Ces branches elles-mêmes, comme par miracle, rejoignirent le tronc ; et brusquement, mais tout à la fin, un très beau dessin d’un cerisier occupait toute la feuille. Le regard « logique » de Czapski n’obéissait qu’à l’émotion suscitée par une courbe, un croisement, un renflement, un départ oblique, par toutes les formes et sentiments contenus dans l’existence de « ce » cerisier. Le miracle chez Joseph Czapski n’est pas que son dessin de cerisier (ou de tout autre sujet) soit plus vrai que nature, jusqu’à produire des cerises. Non!

Le miracle c’est qu’il sait faire passer la vie même jusque dans son dessin ou ses peintures. Une oeuvre de Joseph Czapski reste une « chose» vivante, autonome, qui toujours à nos yeux se recharge, évolue et nous accompagne telle une présence amicale et chaleureuse.

« Cela se reproduit toujours, ce moment oit soudain je sens le besoin impérieux de choisir : un trait ou une tache plus proche d’une fidélité photographique, exprimant la sensation même que je veux transmettre ; ce qui m’étonne, c’est que le point de départ décisif ne soit pas le premier regard, souvent indifférent, sur le paysage, mais un regard le crayon à la main, le dessin fait à chaud quelques instants plus tard. Avec tous ses défauts dus à la hâte, c’est ce dessin qui reste pour moi le seul témoignage, le point de départ à partir duquel je construis ma toile. Donc, ce n’est pas la nature mais ma sensation instantanée de la nature qui me relie au paysage. »

Dès lors, si un homme aussi sincère, avec une notion de la vérité et de l’essentiel chevillée à tout son être, un artiste de ce niveau nous parle de création, de la rapidité et de la qualité du travail, de la paresse féconde, de Matisse, de Degas, de Picasso, de la mort de Cézanne ou qu’il nous livre ses pensées sans conclusions, alors nous aurions tort et même nous serions impardonnables de ne pas le lire, de ne pas accepter cet immense bonheur ; coupables de refuser cette avancée spirituelle dans le partage.

R. A.

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