Le Passe Muraille

« Le Blue Boy » – Histoire javanaise

 

 

A la mémoire de Vincent-Mansour Monteil et de Jack Thieuloy.

Il obtint ce poste ou plutôt cette mission dans une ville moyenne du centre de Java. On mettait à sa disposition une belle villa dans un cadre agréable avec voiture et chauffeur, une cuisinière et un assistant anglophone. Son bahasa Indonesiaappris aux « Langues O’ » lui permettait de se débrouiller dans les relations administratives mais, dans le district, les gens utilisaient surtout le javanais, et encore, un javanais dialectal que même son assistant, qui avait vécu principalement à Djakarta et à Surabaya mais qui était originaire du pays Minang, à Sumatra, ne réussissait pas toujours à traduire. On l’avait chargé de répertorier, décrire et classer les sculptures shivaïtes et dynastiques de trois groupes de petits temples aux limites de la forêt et des rizières, contemporains de ceux de Prambanan mais restés jusqu’alors, sans explications convaincantes, négligés par les spécialistes. Son travail serait publié dans un ouvrage collectif consacré à l’influence des formes médiévales du culte de Shiva sur les structures sociales du neuvième siècle.

Le chauffeur les déposait devant l’un des temples peu après l’aube, son assistant et lui. Il n’avait bu qu’un café. La chaleur et la moiteur gagnaient vite. La saison des fortes pluies arrivait. Ils allaient manger un morceau au village, plus tard. Des gamins aux haillons décolorés conduisant des bœufs les espionnaient. Des cyclistes zigzaguaient entre les flaques. Ils rentraient à la villa en début d’après-midi. Déjeuner et sieste. Puis il s’enfermait dans son bureau jusqu’au crépuscule. Les soirées étaient ennuyeuses, le dîner avalé. Son assistant avait rejoint sa famille. Une bouteille de whisky et un livre lui permettaient de patienter, en l’éloignant le plus possible, jusqu’à l’instant du coucher. Les Européens du coin, qui l’avaient invité à plusieurs reprises, ne l’amusaient guère. Il ne fallait pas dramatiser : après tout, dans quatre mois à peine, il serait de nouveau chez lui, à Paris.

Il n’était pas mécontent de l’avancée de son travail. Son assistant avait reçu une solide formation en indologie et en javanais ancien à Bandung et, bien que musulman pratiquant et même un peu bigot, lui avait-il semblé, il n’avait pas d’œillères culturelles. C’était un garçon de vingt-six ou vingt-sept ans à la musculature fine, à la peau dorée, à l’allure souple, au visage ouvert et souriant. Il le supposait vierge, sans certitude. On lui cherchait une épouse. Malgré le whisky, il dormait mal. Dans la chaleur poisseuse, les ventilateurs de sa chambre brassaient un air humide. Les bruits du dehors le réveillaient vers cinq heures. Cette partie de l’île s’avérait aussi braillarde que le sud de l’Inde où il avait fait divers séjours. Depuis son installation ici, il était chaste. Son divorce récent avait entraîné une succession d’aventures éphémères et sans grandeur, à Paris et en province, qui le lassèrent vite. Une collègue de l’Ecole française d’Extrême-Orient. lui plaisait et il croyait lui plaire. Elle était au Cambodge, à Angkor. Mais pour elle ce n’était probablement qu’une passade et il n’avait aucune envie, de son côté, de toute façon, après son divorce, de s’engager dans quelque chose de sérieux. Les filles de Java, voilées ou non, avec leur pudeur ambigüe, la perfection de leur démarche, lui demeuraient inaccessibles. Un bordel se cachait dans une banlieue, disait-on.

Son assistant ne vint pas, un matin. Il téléphona chez lui. On lui annonça qu’il était malade mais avec des phrases si contournées qu’il flaira une complication. C’était sa première absence à l’exception des congés du vendredi, bien sûr. Il besogna sans passion. Le soir, personne ne décrocha. Il commença à s’inquiéter. Il savait que les purges anticommunistes se continuaient par des voies souterraines dans toute l’Indonésie. On n’osait pas y faire allusion. La presse était sévèrement muselée ; les journaux étrangers non-communistes et les gouvernements alliés des U.S.A., commanditaires vraisemblables du faux coup d’Etat et de sa sanglante répression – on dénombrait plus d’un million de victimes -, se taisaient. Son assistant n’avait jamais exprimé de sympathies communistes dans leurs discussions privées. D’ailleurs, son islam rigide interdisait a priorice genre de connivence. Mais il savait que ça ne prouvait rien et que le seul fait d’avoir eu un cousin ou un oncle inscrit au puissant P.K.I (1)avant la Révolution avortée, ou un frère militant dans un syndicat lié au P.K.I., pouvait justifier une exécution sommaire ou un emprisonnement dans une île aménagée en bagne mortel. Le lendemain puis le surlendemain, son assistant ne reparut pas. Sa ligne était coupée. Avec la progression heureuse de ses travaux, il atteindrait son but plus tôt que prévu, même sans son aide. Mais il lui fallait réagir. Il appela son supérieur hiérarchique, à Djakarta. On n’était au courant de rien. Les rapports sur ce garçon (son assistant) témoignaient en sa faveur. On lui déconseilla d’avertir la police, pour le moment. Peut-être ne s’agissait-il que d’une affaire personnelle que trop d’empressement risquerait d’aggraver dans les circonstances. On allait enquêter.

Un mois et demi plus tard, entre deux averses, son avion décolla de l’aéroport de Djakarta. De son assistant au visage ouvert, à l’allure souple, à la peau dorée, il n’avait eu aucune nouvelle. Le service culturel de l’Ambassade lui avait écrit, enfin, avait insinué dans une lettre qu’il y avait des règlements de compte dont il était prudent de ne pas se mêler. L’édition de son étude sur les trois groupes de petits temples, dans l’ouvrage collectif, reçut un bon accueil. Denys Lombard le félicita. Sa carrière démarrait. Il maîtrisa quatre ou cinq langues de l’Insulinde et fut considéré comme un expert en épigraphie. Il organisa des colloques. On lui fit animer des séminaires. A moins de cinquante ans, il fut élu à la tête d’une institution fameuse. On évoquait pour lui une chaire au Collège de France. Il ne se remaria pas. Ni n’eut d’enfant. Des compagnes charmantes ou maussades – Geneviève, Hélène, Tatiana, Monika – adoucissaient ses expatriations provisoires. Il pensait souvent à son assistant de Java qu’il avait si peu connu et qu’il n’avait pas essayé de retrouver, dont il n’avait pas tenté de recontacter la famille. Il conservait sans raisons valables ou par mauvaise conscience, sur une étagère, une photo de lui, prise justement à l’extérieur d’un des templions. Suharto avait été chassé du pouvoir, là-bas. Des prisonniers politiques furent libérés. Une transition démocratique indécise s’opéra, gangrenée par des salafistes financés par les monarchies pétrolières. Il était proche de la retraite, maintenant. Malgré ses succès académiques, son salaire confortable, son appartement de la rue Etienne-Marcel et ses publications, il éprouvait comme un goût d’amertume ou d’inachèvement – mais qui échappe en vérité, à cinquante-six ans, à cette mélancolie ? Ses escapades amoureuses s’espaçaient. Il grisonnait, s’était empâté, perdait des cheveux et par orgueil ou obstination, en France comme en Asie, dédaignait les arrangements tarifés.

Un soir d’automne, il était assis dans une rame de métro qui s’apprêtait à s’arrêter aux Halles, un magazine sur les genoux, qu’il ne lisait pas. Un jeune homme debout devant lui, vêtu d’un jean délavé, de baskets jaunes et d’un anorak rouge avec le logo d’un club de basket américain, l’avait captivé. A cause des mouvements de la foule, il distinguait mal ses traits. Il lui fallut quelques minutes pour éclaircir son intérêt, qui se métamorphosait en fascination : il ressemblait de façon stupéfiante à son ex-assistant. Evidemment, ce n’était pas lui – mais c’était lui d’une autre manière avec son visage souriant, son allure souple, sa peau dorée. Le jeune homme avait vingt-quatre ou vingt-cinq ans. De souche indonésienne ou philippine mais français de naissance, ou d’éducation, puisqu’il bavardait dans son portable sans la moindre pointe d’accent. Son assistant, s’il n’était pas mort, devait avoir autour de la cinquantaine, aujourd’hui. Ce garçon pourrait ou aurait pu être son fils. Cette idée créait en lui comme un vertige. Sans excuses avouables, à la station Rambuteau, il se leva et le suivit dans la cohue des couloirs. La nuit tombait, il ventait, le ciel était sombre, les Parisiens grimaçaient plus que d’ordinaire.

Rue Vieille-du-Temple, le garçon entra dans un bar gay. « Le Blue Boy » indiquait une enseigne clignotante. Il y pénétra à son tour non sans un vague malaise. Il n’avait jamais fréquenté ce genre d’endroit – pourquoi diable y aurait-il mis les pieds ? Le jeune homme qui ressemblait si parfaitement à son assistant de Java se comportait comme un habitué. On l’avait salué comme tel, en tout cas. Il commanda un cognac. Des cabinets particuliers occupaient le sous-sol, comprit-il. Il comprit aussi qu’on employait le garçon et qu’en louant une des cabines il pourrait le regarder danser et se déshabiller en dansant derrière une vitre, et assouvir ses propres désirs en le regardant se déhancher et se déshabiller puisque des types qu’il avait méprisés jusqu’à ce jour, aux manies aberrantes selon lui, payaient pour ça. Il se sentait gêné avec l’impression pénible que les rares clients et les deux serveurs en tee-shirts moulants derrière le comptoir avaient deviné qu’il n’avait rien à faire ici, qu’il y était un intrus, presque une provocation. La musique agressive le fatiguait. Un article à terminer sur une coutume funéraire des Bataks du lac Toba et des problèmes de prostate le tracassaient. Il consulta sa montre : il était temps de filer. Mais en quittant les toilettes, ce fut vers la pénombre bleuâtre de l’escalier du sous-sol qu’il se dirigea. Un des serveurs avait répondu sans difficulté à ses questions et lui avait donné le prénom du jeune homme et le numéro de sa cabine, avec tous les détails souhaitables.

Derrière la cinquième porte en partant de la gauche l’attendait (il murmurait ce mot avec une sorte de ravissement incrédule, de nostalgie hésitante, de tendresse rétrospective), inchangé mais intangible à vingt-trois de distance – Wahyudi ?

(1) Partai Komunis Indonesia, dissous en mars 1966 puis décimé.

 

 

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