L’AUTRE ET SON DOUBLE
Poèmes de Grégory Rateau
EXIL
Je ne suis plus d’ici
lieu de transit
comptoir d’un hôtel
baie vitrée panoramique
les silhouettes tournent
et me reviennent
la ville les appelle
vivre vite
ne plus chercher un visage en particulier
j’ai échoué en suivant des ombres
dans les impasses de l’amitié
alors je me glisse dans la première valise venue
retiens mon souffle
bringuebalé aux douanes du hasard
en passe-muraille de mon époque
je rentre peut-être chez moi
UN NOUVEAU CIEL
Loin de votre hystérie
je vide la bile de mes poches
pour que rien ne freine
l’élan vers ce « contre-ciel »
ni vos cris en suspension
ponctuant la route du malheur
ni ce goutte-à-goutte d’un vert de brume
qui cogne sur mon crâne
fait remonter la vase
et son cortège de puanteurs
la terre elle-même se dérobe
et là, au centre du fleuve
ma vie stagnante
îlot idéal d’où je contemple mes peurs
L’AUTRE
La nuit je l’entends, attablé
se consumant à mon bureau
les touches craquent
il redouble de violence
je le sens
à la lueur fébrile de l’aube
essayer de gagner du temps sur moi
ses traits sont presque identiques aux miens
l’obscurité allonge un peu plus ses mains
mais son âme coule aux bouts de ses doigts
tandis que la mienne végète
pas un mot qui ne soit éprouvé
le manuscrit que je récupère au petit matin
est le testament d’un damné
ENFANT DOUBLE
Pourquoi le jour n’a plus l’évidence
telle la lumière qui, hier encore
dardait à mon réveil
se subtilisait au frère
enfant double
je jouais avec mon ombre
sans jamais connaître l’ennui
les fins de dimanche d’une autre vie
pétrisseur de mon moi
me confondant aux formes amies
je poussais même à ma guise
VALENTINE
Pourquoi nier la dette puisque je la traîne
ce sale gosse livré à lui-même
crispe ses deux petites forces
et regarde de biais
toutes ces gueules d’édentés
futurs tueurs d’éternité
leurs rires aussi colorés que le vice
incapables de pitié
brisent rêves et espoirs
pour en faire le négoce
Que lui dire à ce petit enragé
le soir venu bercé dans sa fausse sécurité
rompu comme un esclave
au jazz de la dernière chance
ses cannes battent, cherchent la brèche
même ses chaussures de marque
ne ramèneront pas
sa drôle
sa Valentine
Quand de nombreuses Saint Valentin plus tard
je t’ai perdu au cœur
de mes horizons blafards
puis les nuits d’été parfois
quand la rue dansante délivre cet air bête
et me fait baisser la tête
je martèle à mon tour les mots rejetés ou rivés
à la chaîne
je crois les entendre
oui, ce sont bien elles tes deux petites cannes au rythme de la fête
DE LÀ-HAUT
Vous qui jugez les uns de vos triples hauteurs,
ces jeunes illusionnés fraichement débarqués ; avec les mêmes rires glauques vous condamnez
De vos trônes empaillés, la flamme n’attend plus que l’étincelle pour exulter.
Dans les couloirs vermoulus de vos sociétés secrètes
Où l’on distribue bons points, diplômes en vacuité, d’une main lâche
vous frappez ; préparant bien en avance vos éloges funèbres et forçant le destin parfois quand le goût du sang monte à la bouche, devient trop prégnant.
Que connaissez-vous des routes de la faim ?
Pas celles qui creusent le ventre mais le tonneau insatiable, quand les têtes soudain mises à nu
tournent sur elles-mêmes en fixant le ciel pour y entrevoir un visage ami, prêt à tendre vers lui, à tout sacrifier.
Mais la constellation change de planète, sourde à leurs vers en faisant semblant d’y croire.
Des mots vides, rassurants mais vains.
Vous êtes trop loin masqués derrière vos bronzes académiques ; sans peine vous cheminez tristes Nadirs vers les actualités du jour.
Des âmes mortes voilà ce que vous êtes et vos mots ne traverseront jamais la terre.
Ils ne sont plus rien.
Quand le siècle soudain se tait, votre nom lui-même s’oxyde.
Peintures: Robert Indermaur
Grégory Rateau est un écrivain et poète français né en 1984 dans la banlieue parisienne et vivant aujourd’hui en Roumanie où il dirige un média. Il est l’auteur d’un premier roman, Noir de soleil, chez Maurice Nadeau (sélectionné au Prix France-Liban et au Prix Ulysse du premier roman 2020) et d’un recueil, Conspiration du réel, chez Unicité. Ses poèmes circulent dans plusieurs anthologies et dans une trentaine de revues en France/Corse, Belgique, Suisse, Roumanie, Portugal, Espagne, Pérou et Italie (Arpa, Verso, Place de la Sorbonne, Points et Contrepoints, Le Persil, Traversées, Bleu d’encre, Recours au poème…). Son nouveau recueil, Imprécations nocturnes sortira le 8 novembre 2022 chez Conspiration éditions et un beau livre illustré paraîtra chez RAZ éditions le 2 décembre avec la collaboration du peintre Jacques Cauda.
Parcelle d’infini dans la révélation de l’écriture, là où l’insondable présence se fait secret du monde sur le blanc de la page… Merci Grégory Rateau pour ces textes sublimes,
Très beaux échos du peintre Robert Indermaur qui saisit l’instant hors de toute narration.
Incroyable constance dans l exellence.Jamais un mot qui n atteingne sa cible.